Sandrine Apers a subi des agressions sexuelles répétées durant son enfance. Elle raconte la honte, le silence, la reconstruction. Un témoignage difficile et bouleversant.
France-Soir : Vous souvenez-vous de la » première fois » ?
Sandrine Apers : J’avais 5 ans. C’était lors d’une réunion de famille. Je jouais dehors avec les autres enfants quand un de mes oncles, alors âgé de seize ans, m’a entrainée à l’écart, derrière une voiture, pour me dire « un secret ». Il m’a demandé de me pencher et, derrière moi, a glissé sa main dans ma culotte. Le temps s’est arrêté. j’étais emplie d’effroi, de surprise. Je ne comprenais pas ce qu’il faisait. Très vite, mon père est arrivé et l’a ramené, furieux, dans la maison. Je suis retournée jouer comme si de rien n’était. Mais je me sentais sale.
F-S : Votre père avait surpris votre agresseur. Comment cela a-t-il pu se reproduire ensuite?
S-A : En fait, mon père n’a rien dit à personne. Quelques temps plus tard, il a été décidé que cet oncle ferait baby-sitter tous les mercredis. Il avait désormais le champ libre.
F-S : Lorsque cela s’est reproduit, pourquoi n’avoir rien dit à votre père qui vous avait défendue la première fois?
S-A : Justement, c’était l’argument de mon agresseur : « Ton père est au courant ». J’étais tellement petite! Je me sentais totalement seule.
F-S : Combien de temps les agressions ont-elles duré?
S-A : De l’âge de 5 ans à 12 ans, chaque semaine. Il y a d’abord eu des attouchements et des humiliations. Puis, il a apporté des bandes dessinées pornographiques en me demandant de prendre, nue, les mêmes positions que sur les images. Ensuite, c’est allé crescendo jusqu’au viol. A 9 ans. Je pensai que j’allais mourir, tant par la douleur physique que psychologique. Je ne comprenais rien. J’avais honte.
F-S : Pendant toutes ces années, quelle a été l’attitude de vos parents?
S-A : Mon père était alcoolique et violent, et ma mère me rejetait.. Convaincue qu’ils savaient, je croyais qu’ils me trouvaient perverse.
F-S : Comment cela s’est-il arrêté?
S-A : A 12 ans, j’ai commencé à réaliser que ce que je subissais depuis ma petite enfance n’avait rien de « normal ». Un soir, je l’ai attendu avec un couteau. J’étais prête à le tuer s’il me touchait. Il est parti et n’a plus jamais recommencé. Même si, par la suite, il a continué à m’offrir de la lingerie sexy à Noël devant mes parents qui n’étaient pas plus choqués que s’il s’était agi d’un pull.
F-S : Vous avez parlé?
S-A : Plusieurs fois. A l’infirmière de l’école, à une psy du centre médico-psychologique (CMP)-qui m’a traitée de menteuse…ça n’a jamais suscité aucune réaction. Au cours d’un repas de famille même, on m’a écoutée puis on s’est remis à manger. C’est comme si j’avais éternué.
F-S : Comment grandir après tout cela?
S-A : Mon adolescence n’a été qu’une immense colère qui est soudain sortie. Drogue, automutilations, fugues, anorexie… je me suis tout infligé jusqu’à ce que je quitte la maison vers 17 ans.
F-S : Quand a commencé votre reconstruction?
S-A : Le jour où j’ai vu mon fils sur les genoux de mon agresseur. Cet homme m’avait violée en toute impunité. Qu’est-ce qui l’empêchait de recommencer? ça a été un déclic. J’ai coupé les ponts avec ma famille et fait une thérapie.
F-S : Pensez-vous pouvoir pardonner un jour?
S-A : Jamais. Je ne pardonnerai jamais. Si j’avais eu un procès, ou si quelqu’un m’avais écoutée… peut-être que j’aurais pu m’apaiser. C’est à ma mère que j’en veux le plus. Ma mère qui m’a entendue pleurer si souvent s’en inquiéter, ma mère qui a trouvé des seringues sous mon lit sans réagir. Ma mère qui m’a vue m’automutiler en me traitant seulement de folle. Non, je ne pardonnerai pas.
Un manifeste
Sandrine Apers n’a pas porté plainte. Lorsqu’elle s’en est sentie capable, il était trop tard : le crime de son agresseur était prescrit. Jusqu’au 9 mars 2004, la prescription intervenait 10 ans après la majorité d’une victime d’abus sexuels. « Certains ne trouvent la force de dénoncer qu’à 40 ou 50 ans, explique Sandrine. Or les victimes d’abus sexuels ont besoin du procès pour se reconstruire. La société doit dire qui est coupable et qui est victime. » Aujourd’hui, les associations s’unissent pour que l’inceste soit reconnu comme crime contre l’humanité, ce qui le rendrait imprescriptible (c’est déjà le cas au Canada). Leur manifeste, qui sera déposé prochainement auprès du ministre de la Justice, rappelle notamment, par la voix de l’écrivain Jean-Claude Guillebaud, que « l’inceste est le cousin germain du génocide (…) Ce qu’il violente, ce n’est pas seulement le corps de l’enfant, c’est ce qui fonde son humanité. »