Indemnisation des victimes

Par Marilyn Baldeck
8 mars 2019

Le 13 février, la Cour d’appel de Versailles a condamné un harceleur sexuel à verser 97 000 euros de dommages-intérêts à une victime

Nous avons régulièrement fait état du coût du harcèlement sexuel au travail – en espèces sonnantes et trébuchantes – pour les victimes elles-mêmes : frais médicaux non remboursés, honoraires d’avocat.es à débourser, frais de transport (pour se rendre chez l’avocat.e, au tribunal…), pertes de revenus liés à la perte de l’emploi, perte de chance professionnelle (impossibilité ou grande difficulté à retrouver un emploi au même niveau de rémunération), à plus long terme, perte de retraite… Nous avons souvent expliqué que ces coûts prévisibles entravaient voire empêchaient les victimes de révéler les violences et faire valoir leurs droits.

Nous défendons obstinément le principe de condamnations des employeurs par les Conseils de prud’hommes à une indemnisation « dissuasive » des préjudices, comme le prévoient les directives européennes. La création d’un « plancher » légal d’indemnisation en cas de rupture discriminatoire du contrat de travail équivalant à douze mois de salaire est une revendication portée par l’AVFT depuis 2014(1).

Mais nous avons beaucoup plus rarement, trop rarement, évoqué les dommages-intérêts que les principaux responsables, les hommes s’étant rendus coupables de harcèlement sexuel ou d’autres violences sexuelles, pouvaient être condamnés à verser aux victimes.

Les femmes sont plus pauvres que les hommes, et les violences sexuelles commises par les seconds à l’encontre des premières les appauvrissent encore davantage. Il est donc essentiel de braver une forme de bienséance judiciaire qui rendrait la dénonciation des violences incompatible avec le fait d’en demander une réparation financière réaliste.

Nous observons en effet que les dommages-intérêts qu’obtiennent les victimes de harcèlement sexuel devant les juridictions correctionnelles sont grandement déconnectés de leurs préjudices réels. Ils s’élèvent le plus souvent à quelques milliers d’euros : entre 2000 et 6000 euros en moyenne.

Ces indemnisations microscopiques tiennent au fait que la réparation des préjudices est considérée comme un sous-produit du procès pénal. Elle est littéralement son parent pauvre.

Pour le comprendre, rappelons que dans le procès correctionnel, l’indemnisation des préjudices, réclamée par la partie civile, n’est qu’un accessoire à l’action publique. Pour le dire autrement : ce qui compte, c’est avant tout de rechercher si le mis en cause est pénalement coupable ou pas, si les « éléments constitutifs de l’infraction » peuvent être réunis et prouvés.

Par conséquent, les efforts des avocat.es des parties civiles se concentrent généralement, aux côtés du ministère public, sur la démonstration de la culpabilité, au détriment de la recherche de la juste indemnisation pour leurs clientes, quand ce volet n’est pas purement escamoté au motif qu’il pourrait fragiliser l’accusation. C’est alors l’argument de la vénalité historique des femmes qui l’emporte, qu’il ne faudrait pas exciter en réclamant ce qui leur est pourtant dû.

Combien de fois le préjudice des victimes est-il à peine plaidé lors des audiences correctionnelles ? Combien de fois leurs conseils se contentent-ils-elles de renvoyer à des conclusions sommaires, qui chiffrent maigrement le préjudice sans en détailler les différents postes, a fortiori sans les étayer, et sans même énoncer verbalement le montant demandé ? Comme si cela pouvait jeter un mauvais sort sur le délibéré !

la nature du préjudice et son chiffrage. L’avocate de la victime, Me Marjolaine Vignola, explique qu’elle a « juste sorti sa calculette ».

Avant de rentrer dans le détail de cet arrêt, quelques mots sur cette procédure, dans laquelle l’AVFT était partie civile.

Le 14 décembre 2016, la Cour d’appel de Versailles condamnait M. LG, directeur de la communication du maire de Versailles au moment des faits, à 18 mois d’emprisonnement dont 6 assortis du sursis(2), pour harcèlement sexuel à l’encontre de quatre subordonnées.

Les victimes lui reprochaient notamment des remarques sur le physique connotées sexuellement : « vous êtes sexy », « vous m’excitez avec votre robe en dentelle », « vous avez une jolie silhouette », « vous devenez bonne », des questions intrusives et/ou dénigrements sur leur vie sexuelle : « êtes-vous épanouie sexuellement ?», « tu es raide , tu dois être un mauvais coup », des confidences sexuelles imposées : « je suis un bon amant », des demandes de baisers, de fellations, ou de fessées, des propositions sexuelles explicites : « couchez avec moi, comme ça je pourrai enfin penser à autre chose », « nous pourrions coucher ensemble », des contacts physiques…

Pour sa défense, le cadre supérieur de la ville de Versailles avait affirmé qu’il aimait bien faire des blagues – un genre de ligue du LOL à lui tout seul – et reconnaissait les propos et comportements les moins graves. Ses avocats avaient comme de bien entendu plaidé que la critique de l’attitude de leur client se situait sur le terrain de la morale et pas du droit et brandissaient le rapport médical privé d’un croisé de la protection des privilèges sexuels masculins, l’expert psychiatre Paul Bensussan, lequel fustigeait la crédibilité de parties civiles qu’il n’avait jamais rencontrées(3).

Les réquisitions de l’avocat général étaient mémorables : « Il cherche à passer pour un père la vertu, parce qu’on est à Versailles et qu’on doit paraître élégant, chic et bien élevé (…) alors qu’il est doublement un lâche, lâche pour ces faits commis sur des subordonnées, lâche de ne pas le reconnaître ».

Mais revenons à la question de l’indemnisation : comment est-il possible qu’Elizabeth, l’une des parties civiles, obtienne près de 100 000 euros de dommages-intérêts dans une procédure pour harcèlement sexuel là où les victimes de viol obtiennent royalement entre 20 000 et 30 000 euros à la Cour d’assises ?

Dans cette procédure, Me Vignola a d’une part demandé (et obtenu) une provision sur les dommages-intérêts à percevoir et un « renvoi sur les intérêts civils », ce qui signifie que l’audience relative à l’évaluation du préjudice est programmée à une date ultérieure, qu’elle est déconnectée de l’audience pénale et qu’elle bénéficie d’un temps dédié. L’unique objet de cette nouvelle audience est donc de déterminer les chefs et les montants d’indemnisation, est n’est pas un « à-côté » de l’audience pénale, ce qui change considérablement la donne.
Autre avantage : le montant de l’indemnisation demandée n’étant pas connu lors des débats sur la culpabilité, il devient malaisé pour la défense d’arguer de l’intérêt pécuniaire de la plaignante pour entacher sa crédibilité.

L’avocate d’Elizabeth a d’autre part demandé que sa cliente fasse dans l’intervalle l’objet d’une expertise et a détaillé la mission de l’expert, chargé de se prononcer sur l’existence et l’étendue de sept chefs de préjudices différents : la perte de gains professionnels actuels, le déficit fonctionnel temporaire, le déficit fonctionnel permanent, la perte de gains professionnels futurs, l’incidence professionnelle, les souffrances endurées.

Sur la base du rapport de l’expert, dont la présence dans le dossier est de nature à sécuriser la décision des juges, Me Vignola a pu chiffrer des montants d’indemnisation et demander à la Cour de condamner M.LG à les verser à Elizabeth.

M.LG est au final condamné à verser 7175€ à Elizabeth au titre du déficit fonctionnel temporaire global, 6000€ en réparation des souffrances endurées, 1500€ pour le préjudice esthétique(4), 7000€ pour cause de déficit fonctionnel global(5) , 500€ pour préjudice d’agrément(6), 10 000€ au titre du préjudice sexuel, 32 641€ en compensation de la perte de gains professionnels actuels(7) et 30 905 € en compensation de la perte de gains professionnels futurs(8) et enfin 2000€ au titre de l’incidence professionnelle(9).

Le principe de l’indemnisation du préjudice sexuel et son montant – 10 000€ – sont suffisamment exceptionnels pour être soulignés. Ainsi, avoir porté plainte pour harcèlement sexuel n’est-il ici pas perçu comme un indicateur de puritanisme et d’ascétisme sexuel de la victime mais, au contraire, comme un facteur de détérioration d’une vie sexuelle qui aurait été satisfaisante sans harcèlement sexuel.

S’attacher à l’indemnisation des préjudices prend du temps, rallonge la procédure pour la victime et représente encore des coûts pour elle : honoraires d’avocat.es supplémentaires liés à l’élaboration de nouvelles conclusions et d’une nouvelle audience de plaidoirie et frais de consignation pour la rémunération d’un.e expert.e le cas échéant (ces frais peuvent toutefois être couverts, au moins en partie, par la provision demandée). Cela nécessite aussi un changement des habitudes, une transformation culturelle. Mais le jeu en vaut la chandelle. En 2018, un homme ayant agressé une femme victime d’agression sexuelle au travail auprès de qui l’AVFT s’était constituée partie civile avait déjà été condamné à lui verser près de 200 000€ de dommages-intérêts au terme d’une audience sur les intérêts civils.

Elizabeth, nous écrit ceci : « Cette procédure représente un coût financier oui… mais aussi personnel et familial : renvois, appels, cassation… les années défilent avec toujours cette piqûre de rappel alors qu’on essaye de revivre, de se reconstruire. Il faut affronter ce cauchemar, son harceleur, la justice encore et encore sans être sûre que le dénouement sera positif. C’est usant mais j’en suis la première surprise, cette endurance vaut le coup ! ».

On peut par ailleurs supposer qu’avoir à s’acquitter de telles sommes est infiniment plus contraignant pour ces messieurs que les peines d’emprisonnement avec sursis auxquelles ils sont presque toujours condamnés. Les dommages-intérêts, eux, ne sont pas symboliques.

Pour ceux qui n’ont pas la possibilité de les régler en une seule fois et à qui un échelonnement du paiement est accordé, la condamnation judiciaire peut se rappeler à leur bon souvenir à chaque relevé bancaire pendant des années…

La juste indemnisation introduit un nouveau paramètre pour les agresseurs : harceler sexuellement peut leur faire mal… au porte-monnaie.

Marilyn Baldeck

Source Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail

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