« Un silence si bruyant » Emmanuelle Béart

Inceste : Emmanuelle Béart brise le silence dans un documentaire

Source l’Obs

La comédienne Emmanuelle Béart. (Sylvie LANCRENON/M6)
La comédienne Emmanuelle Béart. (SYLVIE LANCRENON/M6)

Dans « Un silence si bruyant », un documentaire qu’elle a coréalisé et qui sera diffusé le 24 septembre sur M6, l’actrice Emmanuelle Béart révèle avoir été victime d’inceste entre l’âge de 11 et 15 ans. Au fil de rencontres avec quatre autres victimes, elle raconte combien le chemin pour décider de parler a été long et douloureux.

Par Elodie Lepage et Fabrice Tassel

·Publié le ·Mis à jour le 

Veste beige, pull marron, blondeur éclatante, Emmanuelle Beart se lève dans une salle remplie d’hommes et de femmes. Une victime parmi d’autres. « J’ai 11 ans, c’est la nuit, j’en suis sûre. Tu déchires mon sommeil comme tu déchires sans bruit ma chemise de nuit. Comme si cet arrêt dans le temps, ce silence polaire te laissait tout l’espace. Et comme si déjà il était inscrit que personne jamais ne témoignerait. J’ai très froid. Aucun cri ne sort de ma bouche, les mots ne se forment pas dans ma bouche, ma bouche est cousue. Quand il fait jour à nouveau, tout semble intact, comme si de rien n’était. »

En quelques secondes, les premières du documentaire « Un silence si bruyant », qui sera diffusé sur M6 le 24 septembre, Emmanuelle Béart pulvérise quarante-cinq ans de silence. L’actrice, 60 ans en août, révèle avoir été victime d’inceste pendant quatre ans, jusqu’à l’âge de 15 ans. Elle ne dévoile pas qui est son agresseur, aucune allusion ne permet de deviner son identité. Tout juste écarte-t-elle l’hypothèse de son père, Guy, décédé en 2015, dès ces premières secondes : « Et si mon père, ma mère, mon école, mes amis ne voient rien, c’est que tout peut recommencer. Et tu recommenceras pendant quatre ans. Aujourd’hui, les séquelles restent plantées là, dans mon ADN. Mes nuits sont blanches les unes après les autres. Je hurle dans le silence comme des millions d’autres que personne n’entend. »

Une personne va savoir, du moins comprendre – et c’est l’autre principale révélation du film : sa grand-mère, Nelly, « la quintessence de la féminité et de la coquetterie », disait d’elle il y a quelques années Emmanuelle Béart, lorsque Nelly vivait chez l’actrice jusqu’à sa mort, en 2011, à l’âge de 107 ans. « Si ma grand-mère n’était pas intervenue, et si on ne m’avait pas mise dans ce train à l’âge de 15 ans pour rejoindre mon père, je ne suis pas certaine que j’aurais réussi à vivre, c’est aussi violent que ça, c’est aussi réel que ça », révèle l’actrice à la fin du film. Là non plus, on n’en saura pas davantage sur ce départ – sinon qu’il a semblé précipité, presque brutal – de Cogolin, bourgade du Var, non loin de Saint-Tropez, où Emmanuelle, l’aînée des cinq enfants, a grandi avec sa mère après la séparation des parents, Guy restant vivre en banlieue parisienne.

« Ces rencontres l’ont convaincue de parler d’elle-même »

A Cogolin, la vie s’est déroulée d’abord dans un hameau puis dans un HLM après l’expulsion de la famille, mais toujours dans une ambiance baba cool aux allures foutraques et joyeuses. C’est en tout cas la version officielle si longtemps décrite par l’actrice. En 2021, à « Paris-Match », Emmanuelle Béart dit au sujet de cette mère militante, féministe et communiste : « Elle m’a appris à revendiquer, ne jamais se résigner. Le silence tue, cela, il faudrait l’enseigner à l’école. » Une déclaration qui résonne étrangement lorsqu’on écoute l’actrice, vers la moitié du film :« Je réalise, face à la parole des autres, que je suis l’auteure du silence autour de mon viol que j’ai voulu en vain effacer de ma mémoire et, par effet domino, effacer au sein de la mémoire de ma famille et de la société. »

« Un silence si bruyant » est donc un projet qui vient de très loin. L’actrice – qui n’a pas souhaité témoigner dans nos pages, en amont de la diffusion du documentaire -, voulait faire un film « sur l’inceste depuis l’âge de 19 ans ». Bien plus tard, c’est la lecture de Christine Angot qui l’a convaincue que ce projet est possible, mais à cette époque, elle l’envisage plutôt sous forme d’une fiction. Puis, en 2020, alors qu’Emmanuelle Béart songe à renoncer, elle rencontre Anastasia Mikova, réalisatrice, scénariste et journaliste franco-ukrainienne, et tout bascule. Emmanuelle Béart a été bouleversée par « Woman » (2019), dans lequel Anastasia Mikova faisait témoigner 2 000 femmes sur leurs conditions de vie, notamment sur les violences sexuelles intrafamiliales. Le coup de foudre est réciproque, Emmanuelle Béart décide de réaliser un documentaire mais sans bien savoir encore quelle forme il prendra.

En janvier 2021, la déflagration provoquée par la sortie du livre de Camille Kouchner, « la Familia grande », conforte les deux femmes : ça bouge, la parole se libère. Elles lancent un appel à témoins sur les réseaux sociaux. Le résultat les laisse sans voix : en une semaine, 300 personnes répondent favorablement à la proposition de témoigner à visage découvert. Il faut trier, ne pas choisir des histoires trop proches, sélectionner celles qui incarneront le mieux les thèmes qu’elles ont retenus, dont l’action de la justice, le syndrome d’aliénation parentale, la mémoire traumatique. Elles veulent aussi qu’un des témoins soit un homme. Cinq mois plus tard, elles ont retenu quatre histoires et le tournage commence en janvier 2022.

L’intelligence et la force du film viennent des allers-retours permanents entre Emmanuelle Béart et ces témoins. A l’origine, d’ailleurs, Emmanuelle Béart n’avait pas le projet de révéler sa propre vie, et pas davantage d’apparaître à l’écran. Mais peu à peu, au gré des rencontres (les coréalisatrices sont allées voir chaque témoin plusieurs fois) se nouent une complicité et une bienveillance, chaque victime écoutant l’autre et l’alimentant avec sa propre expérience. « Ce sont ces rencontres qui l’ont convaincue de parler d’elle. Mais nous avions un accord : jusqu’à la fin du montage, Emmanuelle pouvait décider de disparaître du film. Elle a choisi d’aller jusqu’au bout de sa démarche », se félicite Anastasia Mikova.

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Avec Norma, 30 ans, violée par son grand-père depuis l’âge de 3 ans jusqu’à ses 12 ans, Emmanuelle Béart explique dans le documentaire « avoir commencé à avoir peur de l’avion. Mais ce n’est pas de l’avion, en fait, c’est la peur initiale, la peur permanente d’être agressée, cette angoisse qui envahit toute ta vie, c’est épuisant, la peur fait partie du voyage ». De Joachim, 38 ans, qui a osé porter plainte contre ses parents vingt ans après les agressions que le couple lui a infligées, l’actrice parle d’un homme « qui s’est tu pendant vingt ans. Comme je me suis tue, murée dans le silence ».

Avec Pascale, 54 ans, violée par son père quand elle était enfant, elle se sent « dans un mouvement inverse. Petit à petit, ma mémoire du traumatisme s’efface pour tendre vers l’oubli, il y a là quelque chose d’étrange, de réconfortant et même de vital. Pascale, a contrario, s’efforce de reconstituer ses souvenirs ; pour se protéger de l’horreur du viol, une partie de son cerveau a disjoncté et effacé l’horreur du viol de sa mémoire ». Avec Sarah, 45 ans, et sa fille, 12 ans, violée par son père qu’elle a dû affronter à la barre d’un tribunal, Emmanuelle Béart veut interroger « la place qu’accorde la justice aux enfants qui osent parler ». Car, explique aussi l’actrice, « quand j’étais jeune, on ne parlait pas d’inceste, le tabou était absolu ».

« Nous sommes encore loin d’une société qui entend et défend véritablement les victimes »

Emmanuelle Béart se livre sans fard. Pose, avec les autres victimes, les questions les plus dérangeantes. Norma raconte avoir ressenti du plaisir à 12 ans. « Comment est-il possible de ressentir du plaisir sexuel pendant le viol ?, interroge Emmanuelle Béart. […] Moi, je n’ai pas le souvenir d’avoir ressenti quoi que ce soit, puisque ce n’était rien de ce que je connaissais, puisque mon corps était comme anesthésié. »

Cette question amène les deux réalisatrices à rencontrer un psychologue spécialiste des traumatismes, Cyril Tarquinio. L’expert explique que, pour les victimes, « à peine le rapport au corps, le rapport à la jouissance, le rapport au plaisir a-t-il émergé qu’il est déjà complètement dénaturé et détruit. Elles ont intégré qu’elles ne valaient rien, qu’elles ne méritaient pas de la considération, ou alors que la seule considération qu’elles méritaient, c’était à travers leur corps. Et donc, elles vont apprendre et croire, qu’au fond, peut-être, elles ne peuvent exister comme femme qu’à travers leurs corps, car c’est la seule manière qu’elles ont d’être aimées, ou, en tout cas, elles le croient ».

A ces mots, Emmanuelle Béart fond en larmes : « C’est très parlant. C’est fou, même… Je me suis longtemps demandé pourquoi j’avais choisi de faire ce métier, et de le faire de cette façon-là. Mettre le corps très en avant, trop en avant, sexualiser le corps, sexualiser l’image. Et tout à coup, là, ce que vous dites. Croire qu’on ne peut être aimée que par le corps, c’est une réponse, alors excusez-moi, je ne l’avais jamais eue celle-là… »

On sent l’actrice tout aussi émue lorsqu’elle aborde la lenteur et l’efficacité de la justice. Alors que le magistrat Edouard Durand, coprésident de la Commission indépendante sur l’Inceste et les Violences sexuelles faites aux Enfants (Ciivise), s’apprête à répondre à une question d’Anastasia Mikova, Emmanuelle Béart se jette et précise :« Si l’enfant peut sortir du silence et dire quelque chose, s’il n’est pas entendu, s’il n’est pas cru, alors il peut se renfermer dans un silence éternel, avec tous les saccages que ça voudra dire pour sa construction de vie. »

Deux des quatre témoins choisis incarnent cette difficulté à se faire entendre : Joachim, père de famille abusé par ses deux parents et qui a répondu à l’appel à témoins des deux réalisatrices par une bouleversante lettre de six pages, dans laquelle il leur a raconté son combat judiciaire depuis le dépôt de sa plainte contre ses parents, après vingt ans de silence. Or, presque deux ans après le début du tournage du film, il ne s’est rien passé. « Sa vie est comme en suspens, tenue par une justice qui tarde à venir », déplore Emmanuelle Béart.

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Sarah, elle, a déposé plainte contre son mari qui abusait de leur petite fille lors des week-ends où il en avait la garde. La mère de famille saisit en urgence une juge aux affaires familiales qui, après un mois de réflexion et au prétexte du controversé syndrome de l’aliénation parentale, ordonne que l’enfant continue à voir son père les week-ends et pendant les vacances. La petite fille a alors 4 ans et 2 mois. Jusqu’à ses 8 ans, elle ira chez son père. La voix d’Emmanuelle Béart se fait alors plus dure, le propos plus politique :

« Sarah lutte sans relâche contre ce que l’on peut appeler la culture du viol et du silence, et contre une institution judiciaire qui, par son inaction, va devenir complice. Elle va se battre contre cette société qui refuse de regarder en face l’ampleur du phénomène, qui ferme les yeux sur les 160 000 enfants victimes d’inceste chaque année. […] Nous sommes encore loin d’une société qui entend et défend véritablement les victimes. […] Plus j’avance, plus je comprends que les grilles de lecture ne sont pas seulement familiales mais surtout sociétales. Nous vivons encore aujourd’hui dans un monde dominé par les hommes, par l’ordre patriarcal qui entretient l’immobilisme du système. »

« J’ai fait ce film aussi par amour pour l’enfant que j’ai été »

Relire les déclarations d’Emmanuelle Béart après avoir visionné « Un silence si bruyant » revient à suivre les petits cailloux qu’elle a semés depuis des décennies. Et à comprendre combien le chemin pour décider de parler a été long et douloureux. Cela revient aussi à revisiter une vie racontée avec autant d’ellipses et d’imprécisions volontaires, comme dans ce récit des années Cogolin à « Télérama », en 1992 :

« Un jour, pourtant, entre 13 et 15 ans, j’ai “dérapé”. Tout à coup, j’en ai eu ras le bol des études. Je ne pensais plus qu’aux garçons. Et à la moto. A force de me voir à l’arrière de la moto de mes copains, ma mère m’a acheté une 50 cm3. J’ai commencé à mal tourner. Je séchais les cours, je répondais aux profs. Ça n’a pas tardé, je me suis fait virer. Comme à chaque fois que je me suis retrouvée en difficulté, mon père est intervenu. Il a décidé de me mettre en pension. Donc, à 15 ans, je débarque à l’Ermitage, à Maisons-Laffitte. »

En 2007, l’actrice a failli dévoiler son secret. Au magazine « Elle », qui lui demandait si elle avait déjà déclaré des choses fausses sur sa vie, Emmanuelle Béart répond : « Ce n’étaient pas vraiment des mensonges. Tu brodes, tu imagines, tu fantasmes. Tu inventes un passé harmonieux qui explique pourquoi tu as l’air bien. Pour protéger, pour ne pas faire de mal […] à mes parents, à mes frères et sœurs. Parce qu’il y a certaines choses de mon enfance que je ne peux pas dire. Parce que, justement, tout n’était pas harmonieux. » « Aujourd’hui, vous pouvez en parler ? », relance la journaliste. « Dans mon enfance, il y a une blessure de chair. Inguérissable. Je n’en dirai pas plus. Et puis, comme c’est souvent le cas lorsqu’on est enfant, au lieu de me sentir victime, je me sentais coupable… »

Seize ans après ce quasi-aveu, Emmanuelle Béart s’est enfin libérée de son secret. « Je ne pouvais plus me taire et je les [les témoins du documentaire, NDLR] en remercie. […] Ce film existe. Je ne sais pas encore quelles répercussions il aura sur moi, mais je sais que je l’ai fait aussi par amour pour l’enfant que j’ai été. »

Un silence si bruyant (Haut et Court)le 24 septembre, sur M6.

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