Ce que disent les patients
Plusieurs années de pratique au centre SOS Enfants-ULB dans le domaine spécifique de la prise en charge, individuelle et de groupe, d’adultes victimes d’abus sexuels dans leur enfance, nous ont permis d’acquérir une expertise en matière de conséquences au long cours des maltraitances sexuelles sur les victimes.
Des conséquences, plus ou moins sévères en fonction des cas, peuvent survenir dans tous les pans de la vie de l’enfant victime devenu adulte ; notamment sa vie affective et sexuelle. S’intéresser à l’impact du traumatisme sur la vie conjugale des victimes est un angle d’approche intéressant car c’est souvent pour des questionnements relatifs à ce sujet que les patients adultes consultent.
L’analyse des données recueillies sur un échantillon de 50 patients, suivis entre 2010 et 2013 à SOS Enfants-ULB, servira de point de départ à nos réflexions.
Nous observons dans notre échantillon que plus de 75 % des patients rencontrés ont été victimes d’abus intrafamiliaux durant leur enfance et que les 25 % de cas d’abus extrafamiliaux ont tous été commis par un adulte connu de l’enfant.
Par ailleurs, les résultats montrent que près de 60 % des patients vivent une situation d’isolement sur le plan conjugal au moment de leur prise en charge. Parmi ces personnes, 20 % rapportent qu’elles n’ont jamais pu s’inscrire dans une relation durable ou, pour 8 % d’entre elles, n’en ont jamais connue.
D’après Aubry & Apers (2009) [1][1]Aubry I., Apers S. (2009), Être parent après l’inceste.…, les survivants de l’inceste souffrent de grandes difficultés à former et à maintenir des relations intimes jugées satisfaisantes. Selon un sondage de l’Association Internationale des Victimes de l’Inceste (AIVI), réalisé auprès de 258 survivants de l’inceste en France, plus de 98 % d’entre eux estiment que l’inceste a ou a eu une influence négative sur leur vie de couple. En effet, puisque durant l’enfance leur confiance a été trahie par une personne censée les protéger, il leur est souvent difficile de s’investir dans une relation de couple harmonieuse, de se sentir dignes d’être aimés ou de parvenir à faire confiance à leur partenaire.
Néanmoins, 40 % des patients que nous avons suivis sont en couple au moment où nous les rencontrons. Certains ont des partenaires bienveillants, ce qui constitue une réelle ressource. Les autres, majoritaires, sont emprisonnés dans des relations conjugales toxiques, dont ils ont du mal à se sortir. L’abus sexuel de l’enfant et la manipulation psychologique qui l’accompagne rendront toujours l’ajustement de la relation à l’Autre délicat pour l’ancienne victime, oscillant de manière paradoxale entre une très grande méfiance et une très grande dépendance envers l’Autre [2][2]Bullens Q. Gérard C. (2011), Groupes de parole pour adultes….
Dans un souci d’apporter aux cliniciens une compréhension plus fine des difficultés ressenties par les anciennes victimes dans leur vie conjugale, voici une liste (non exhaustive) de ce que les patients eux-mêmes relatent :
- Difficultés à faire confiance à l’autre, à avoir confiance en soi et en ses ressentis.
- Méfiance envers le conjoint, surtout si celui-ci est du même sexe que l’abuseur.
- Sentiments ambivalents d’amour et de haine, de désir et de dégoût.
- Peur intense d’être à nouveau trahi, manipulé par l’autre.
- Difficulté à discerner ce qui est réel ou projeté, vrai ou faux. Une perpétuelle remise en question de la légitimité de ses propres ressentis rend dès lors le positionnement face à l’autre difficile.
- Difficultés à mettre ses propres limites et respecter celles de l’autre, avec un risque à la fois de transgression des limites de l’autre et des siennes.
- Barrières psychiques poreuses et mal délimitées, faisant souvent vivre un sentiment d’envahissement psychique perturbant dans les relations d’intimité.
- Risques de violence psychique ou physique de part et d’autre, dus au non-respect de soi et de l’autre.
- Difficultés à repérer ses propres besoins et à y répondre.
- Immaturité émotionnelle et hypersensibilité souvent handicapante ou source de conflits.
- Risque de rechercher en l’autre un parent « réparateur », ce qui peut amener la personne dans des états de rage et de frustration intenses lorsque ses attentes ne sont pas comblées par son conjoint.
- Difficultés au niveau de la sexualité et de l’accès à une intimité. Les troubles sexuels sont de formes diverses : hypersexualité ou manque de libido, absence de plaisir, douleurs, comportements sexuels à risque, etc. Qu’elle soit exacerbée ou inhibée, la sexualité sera toujours perçue comme anormale et génératrice d’une intense culpabilité.
- Difficultés à trouver la juste distance face à l’autre.
- Grande dépendance affective amplifiant les phénomènes de non-respect des limites.
- Confusion entre son propre désir et le désir de l’autre amenant parfois au sentiment d’être « abusé » par l’autre.
- Clivage esprit-corps, incapacité à vivre ses sensations corporelles et à ressentir du désir ou du plaisir.
- Risque de rejouer un scénario abusif dans le couple, surtout dans les cas d’inceste où le premier objet d’amour (le parent) a trahi. Tentative de reprendre le contrôle sur la sensation d’impuissance totale dans laquelle l’enfant a été plongé au moment de l’abus en « rejouant » la dynamique abusive dans le couple.
- Grande sensibilité à la manipulation et risque de revictimisation.
- Attachement insécure et bases narcissiques fragiles.
- Risque de se coincer dans des jeux de pouvoir où la prise de contrôle émotionnel de l’autre est visée.
Dans la compréhension de l’impact des agressions sexuelles sur la vie conjugale certaines questions se posent à nous : comment la personne, victime d’abus sexuel dans l’enfance, va-t-elle créer un couple ? Vers quel type d’objet d’amour va-t-elle se tourner ?
Nous avons tous tendance à rejouer une situation connue même si celle-ci est destructrice car elle sera toujours moins angoissante que l’inconnu, le vide. Nous avons tous besoin d’avancer avec un cadre, un filet, des repères. Si ceux-ci ont été déformés, pervertis, tordus, il est cependant fort probable que nous les répétions car ils représentent notre seul point de référence.
Ceci signifie par ailleurs que, bien souvent, les anciennes victimes d’abus sexuel se tournent inconsciemment vers un partenaire qui partagera les mêmes messages « toxiques » que ceux hérités de leur environnement familial dysfonctionnel, dans une forme de loyauté très inconsciente aux messages reçus.
Il est donc nécessaire, dans le travail thérapeutique avec les victimes d’abus sexuel de leur offrir de nouveaux messages, « détoxifiés ». Ces nouveaux messages leur permettront de commencer une nouvelle vie, avec des bases plus saines et plus solides, qui les amèneront à modifier petit à petit leurs choix d’objet d’amour.
Notons que les différents mécanismes de défense utilisés par la victime pour faire face au traumatisme (déni, fuite, clivage …) auront également une incidence, plus ou moins problématique, sur leur ajustement relationnel futur. Il est donc nécessaire d’accompagner la compréhension des mécanismes de défense mis en place par la personne.
Voici quelques exemples, issus de notre pratique, de trajectoires conjugales d’anciennes victimes d’abus sexuel devenues adultes [3][3]Par souci d’anonymat des personnes citées dans les présentes….
Confusion des rôles abusé-abuseur dans les relations amoureuses
Oscar est un jeune homme de 30 ans dont la vie amoureuse est chaotique. Bien que célibataire, sa vie amoureuse occupe tout son esprit : les femmes l’obsèdent.
Il a vécu une relation incestuelle avec sa mère durant toute son enfance et s’est senti être l’unique objet de désir et de plaisir de cette dernière. Son père travaillait beaucoup et son absence a, petit à petit, favorisé la fusion mère-fils. Symboliquement, Oscar s’est retrouvé à la place de son père, en couple avec sa mère.
Depuis l’adolescence, la question de la séduction est très compliquée pour lui. Assumer et exprimer son désir est générateur d’un grand sentiment de honte et de culpabilité. Par ailleurs, répondre au désir de l’autre lui donne l’impression d’être un objet, un jouet.
Adolescent il s’est parfois senti « fou d’amour » pour de jeunes filles de son école qu’il finissait par harceler, sans prendre en compte leur désir à elles. Il se rendait dès lors « abusif » dans ces relations, allant parfois jusqu’à agresser les prétendants des jeunes filles convoitées. Prenant conscience petit à petit du non-respect dont il faisait preuve dans ses relations aux femmes, il s’est alors davantage « offert » à leur désir à elles. Ce qui lui donna, progressivement, le sentiment d’être abusé, d’être l’objet de plaisir des femmes. Sentiments désagréables qui généraient en lui beaucoup de colère et de violence, qu’il retournait alors contre lui, physiquement ou mentalement.
Le travail thérapeutique effectué avec Oscar l’a aidé à se sentir « sujet » et non plus « objet ». Il a également appris à mieux comprendre et définir son désir, ainsi qu’à mieux percevoir celui de l’autre et à se sentir moins prisonnier des jeux de séduction. Le fait de mieux comprendre et gérer l’ambivalence « amour-haine » ressentie à l’égard des femmes l’aide progressivement à mieux se positionner face à elles, dans une distance plus respectueuse de soi et de l’autre.
Peur de l’autre et impossibilité de nouer une relation affective
Nadine a 50 ans et ne travaille pas. Elle a peur de tout et vit dans une extrême solitude. Elle ne sort que très rarement de chez elle. Elle n’a jamais rencontré d’homme et ne le désire pas. Elle en a une peur et un dégoût profonds depuis un double inceste vécu lorsqu’elle était enfant.
Depuis elle vit murée dans le silence. Adolescente, elle a tenté de dévoiler l’abus au sein de sa famille mais elle n’a pas été entendue. Jeune adulte, elle a tenté de parler à des intervenants sans recevoir d’aide adéquate. Elle a ensuite tenté de porter plainte mais les intervenants l’en ont dissuadée à cause de la prescription. Alors, petit à petit, elle s’est repliée sur elle-même, s’est coupée du monde réel et n’a plus vécu sa vie relationnelle que par procuration.
Le travail thérapeutique entrepris avec Nadine visait au départ la sortie de l’isolement et la remise en lien social. La participation à un groupe de parole a été très aidant sur ces points. Le travail visait également l’atténuation des peurs et phobies dont la patiente souffre. Celles-ci l’empêchent en effet de vivre et sortir de chez elle. La reconnexion à son corps et à ses sensations corporelles a également été travaillée, ainsi que la question de la prise de plaisir, de l’affirmation de soi… Ce mieux-être interne retrouvé sera le premier pas vers l’ouverture à l’autre et à d’éventuelles rencontres amoureuses. Une procédure judiciaire a également été entamée selon les souhaits de la patiente et ce, malgré la prescription.
Reproduction d’un scénario abusif dans la relation de couple
Tania est une femme de 40 ans, totalement dévouée à son travail, qui l’épuise et l’empêche d’avoir une vie sociale. Cependant, ce travail lui permet d’être éloignée de sa famille, dont l’emprise et la toxicité ont toujours été très grandes. Tania a été victime d’abus extrafamiliaux répétés durant la toute petite enfance. Ces abus ont été commis par un voisin sur plusieurs enfants du quartier, dont les frères et sœurs de Tania. Ces agressions sont restées sous silence pendant des années, la patiente n’ayant aucune possibilité d’en parler à ses parents, indisponibles et maltraitants envers elle.
Elle quittera très tôt son milieu familial pour se consacrer à ses études (son refuge). Elle construit petit à petit sa vie d’adulte, sur les bases fragiles d’une enfance traumatisée, tant par les sévices sexuels vécus que par la violence psychologique et physique exercée par ses parents.
À 25 ans, Tania rencontre Patrick, après une rupture amoureuse très douloureuse qui l’a plongée dans une profonde dépression. Cet homme, plus âgé qu’elle, est charismatique et très entreprenant. Dès le départ des signaux d’alerte clignotent dans sa tête concernant la personnalité manipulatrice de Patrick mais elle les chasse de son esprit : elle a tellement envie d’être aimée. Par ailleurs, une part d’elle l’a toujours amenée vers la destruction, ayant intégré depuis l’enfance qu’elle n’était pas digne d’amour et qu’elle n’avait aucune valeur. Dès lors, il lui semble normal qu’un homme soit méprisant envers elle. Patrick commence en effet à dénigrer et à brimer sa compagne. Il est maltraitant psychologiquement et physiquement envers elle. Tania se rend compte progressivement de la perversion et de la toxicité de son conjoint mais elle est totalement sous son emprise. Elle ne peut qu’observer, en toute impuissance, sa longue agonie… qui s’achèvera après plusieurs d’années d’enfer lorsqu’un jour Patrick disparaît dans la nature en lui laissant des dettes.
Le choc de cette « revictimisation » sera tellement violent qu’il lui faudra près de 10 ans pour « revenir à la vie » et faire peu à peu le deuil de cette deuxième expérience traumatique. L’incompréhension et la culpabilité de s’être remise, de son plein gré, dans une relation abusive rongent la patiente. Elle finira par développer une maladie auto-immune et à « s’attaquer » intérieurement.
Le travail thérapeutique entrepris avec Tania visait à la fois un travail de deuil des traumatismes passés et de la violence vécue mais également un travail de protection de son « enfant intérieur » et de bientraitance envers soi-même (respect de soi, de son corps, acceptation de ses propres limites…). La compréhension du phénomène de parentification dans lequel la patiente a été placée par ses parents et de sa position d’enfant « sacrifiée » qu’elle perpétue, ainsi qu’un travail sur le sentiment de culpabilité ont également été proposés.
Évolution d’un couple « bientraitant »
Fanny et Loïc sont deux jeunes trentenaires, en couple depuis plusieurs années et dans la vie active. Tous les deux ont été victimes d’inceste et de violences intrafamiliales durant leur enfance. Ils ont coupé les ponts avec leurs familles respectives et recréé « leur » famille, avec la fille aînée de Fanny, née d’une première union, et le petit garçon né de leur union. La communication n’est pas toujours simple dans le couple, les conflits sont parfois difficiles à gérer mais chacun est respectueux du vécu de son/sa partenaire et de ses limites. Ils s’épaulent mutuellement dans leur cheminement thérapeutique et sont parvenus à construire une dynamique de couple saine, sur des bases personnelles pourtant fragiles. Il n’ont pas hésité à se faire épauler par des professionnels, conscients de leurs fragilités.
Avec le père de sa fille aînée, Fanny ne vivait toutefois pas une relation « bientraitante ». Celui-ci avait également été victime de maltraitances durant son enfance mais à l’époque, chacun était dans le déni de son propre vécu. Le couple reproduisait une dynamique violente et irrespectueuse, dangereuse pour leur petite fille. Sortant progressivement du déni des abus vécus, Fanny décida de prendre de la distance par rapport à sa famille par mesure de protection. Son compagnon ne respecta pas cette décision et amena leur fille, à son insu, dans sa famille. La prise de conscience du danger que cela représentait pour sa fille la fit prendre la décision de couper les ponts définitivement avec sa famille et de quitter son compagnon, non protecteur envers elle et leur enfant.
Un travail sur la gestion des émotions a d’abord été entrepris avec Fanny, qui ressentait énormément de colère en début de suivi. Colère difficilement canalisable lors des conflits de couple et qu’elle souhaitait apprendre à mieux maîtriser. Le sentiment de culpabilité d’avoir mis sa fille en danger lorsqu’elle était encore dans le déni a également dû être travaillé, ainsi que l’acceptation des traumatismes vécus. Un soutien à la parentalité a également été proposé au couple.
Ces quelques vignettes, outre leur visée illustrative, soulignent l’importance d’un accompagnement thérapeutique ciblé et spécialisé pour les anciennes victimes d’abus sexuel.
Ce travail représente également un outil de prévention pour les générations à venir. En effet, les enfants issus de ces couples, fragilisés par un passé traumatique mais « ré-outillés » pour devenir des adultes plus épanouis et conscients de leurs droits et devoirs, seront à leur tour mieux outillés pour avancer dans la vie et avoir confiance en eux, en leurs potentialités et se sentir libres et autonomes.
Notes
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Aubry I., Apers S. (2009), Être parent après l’inceste. L’inceste, quand les victimes en parlent, Lyon, Éditions J. Lyon.
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Bullens Q. Gérard C. (2011), Groupes de parole pour adultes victimes d’abus sexuel dans l’enfance : analyse d’une prise en charge spécifique, Bruxelles (non paru).
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Par souci d’anonymat des personnes citées dans les présentes vignettes, certaines informations ont été volontairement modifiés
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