Publié le 18-06-2013 dans l’Obs LE PLUS.
Par Muriel Salmona
Psychiatre
Des modifications anatomiques de certaines aires du cerveau seraient observées chez les femmes ayant subi dans leur enfance des violences sexuelles. C’est la conclusion d’une étude publiée par l' »American Journal of Psychiatry ». Comment expliquer ce processus ? Explications de Muriel Salmona, psychiatre spécialiste de psychotraumatologie.
Une étude récente menée par une équipe de chercheurs internationaux (allemands, américains et canadiens), et publiée début juin 2013 dans l' »American Journal of Psychiatry », a mis en évidence des modifications anatomiques visibles par IRM de certaines aires corticales du cerveau de femmes adultes ayant subi dans l’enfance des violences sexuelles.
Fait remarquable, ces aires corticales qui ont une épaisseur significativement diminuée par rapport à celles de femmes n’ayant pas subi de violences sont celles qui correspondent aux zones somato-sensorielles des parties du corps ayant été touchées lors des violences (zones génitales, anales, buccales, etc.). Et l’épaisseur de ces zones corticales est d’autant plus diminuée que les violences ont été plus graves (viols, plusieurs agresseurs,…).
Or les aires somato-sensorielles du cortex cérébral sont une véritable carte géographique du corps, elles permettent d’avoir une représentation du schéma corporel, et d’intégrer les informations sensorielles et kinesthésiques (position et mouvement dans l’espace) qui viennent des parties du corps concernées.
Comprendre les dysfonctionnements sexuels des victimes
Ces modifications peuvent-elles permettre de mieux comprendre les dysfonctionnements sexuels très fréquents que présentent les femmes victimes de violences sexuelles dans l’enfance :
– d’un côté une « hypo-sexualisation » : évitement phobique de contact sexuel, absence de sensation et d’excitation, anorgasmie, vaginisme, douleurs génitales
– et de l’autre une « hypersexualisation » : multiplication des partenaires, excitation inappropriée, conduites sexuelles compulsives, conduites à risque, abaissement du seuil de la douleur et risque prostitutionnel ?
Selon les auteurs, les modifications corticales pourraient être une adaptation du cerveau pour protéger la victime des effets traumatiques des violences.
Cette étude corrobore de nombreuses recherches cliniques et neuro-biologiques qui, depuis plus de dix ans, ont montré que l’impact des violences sexuelles chez les victimes est non seulement psychologique (avec des troubles psychotraumatiques très fréquents), mais également neuro-biologique, (avec des atteintes de circuits neurologiques et des perturbations endocriniennes des réponses au stress).
Ces atteintes ont été bien documentées, elles laissent des séquelles cérébrales visibles par IRM, avec une diminution de l’activité et du volume de certaines structures (par diminution du nombre de synapses), et pour d’autres une hyperactivité, ainsi qu’une altération du fonctionnement des circuits de la mémoire et des réponses émotionnelles.
Des modifications génétiques observées
Récemment, des altérations épigénétiques ont également été mises en évidence chez des victimes de violences sexuelles dans l’enfance, avec la modification d’un gène (NR3C1) impliqué dans le contrôle des réponses au stress et de la sécrétion des hormones de stress (adrénaline, cortisol), altérations qui peuvent être transmises à la génération suivante.
L’ensemble des ces conséquences est à l’origine de nombreuses atteintes à l’intégrité psychique et physique des victimes qui sont actuellement très bien répertoriées avec de nombreux troubles psychiatriques [1] et des troubles somatiques liés au stress et à l’hypervigilance [2].
On sait qu’avoir subi des violences sexuelles dans l’enfance peut être le déterminant principal de la santé cinquante ans après (cf. étude ACE de Felitti et Anda) si aucune prise en charge adaptée n’a été mise en place.
Ces nombreuses recherches ont déjà permis de faire le lien entre les découvertes neuro-biologiques et la clinique des psychotraumatismes.
La compréhension du lien fait appel à l’élaboration d’un modèle théorique, c’est à dire d’une explication qui permet de mieux appréhender la réalité, le modèle ne pouvant prétendre expliquer la réalité dans sa totalité.
Le rôle de la mémoire traumatique de l’événement
J’ai largement participé à cette élaboration – que je présente dans « Le livre noir des violences sexuelles » – qui permet de décrire les mécanismes psychiques et neuro-biologiques à l’œuvre lors des violences, et de donner une explication et une cohérence aux différents symptômes psychotraumatiques, qui, sinon, paraissent paradoxaux et sont difficilement compréhensibles.
Dans ce modèle théorique, les violences aboutissent à la constitution d’une mémoire traumatique de l’événement, différente de la mémoire autobiographique normale, non intégrée et piégée dans certaines structures de l’encéphale.
Véritable machine à remonter le temps, cette mémoire traumatique fait au moindre lien revivre à l’identique les pires moments des violences (avec la même détresse, les mêmes douleurs et sensations, le même scénario des violences, les mêmes paroles et comportements de l’agresseur). Une véritable torture…
La mémoire traumatique transforme alors en terrain miné la vie des victimes. Elles vont devoir mettre en place des stratégies de survie pour y échapper, en évitant toute situation rappelant les violences dans une hypervigilance et dans un contrôle continuel, mais également en s’anesthésiant pour ne pas ressentir les états de détresse, de désespoir et de panique réactivés par la mémoire traumatique quand elle s’allume malgré tout.
Pour s’anesthésier, l’alcool, les drogues sont efficaces, mais également les conduites à risque, les mises en danger et les situations stressantes qui vont créer un état de survoltage émotionnel qui entraînera à nouveau une disjonction, une dissociation et une anesthésie émotionnelle.
Des risques d’anesthésie sensorielle
Ces mécanismes expliquent que, même à l’âge adulte, une situation qui rappelle le contexte ou les sensations des violences subies dans l’enfance, comme une relation sexuelle, même désirée et avec une personne qu’on aime, puisse être redoutée, évitée, mal supportée, et au mieux hyper-contrôlée en bloquant toute excitation et toute sensation sexuelle.
De même, tout attouchement, toute exploration, toute représentation, toute visualisation des parties du corps qui ont subi des violences sont redoutés et évités (avec souvent chez les victimes une mauvaise représentation anatomique de leurs organes génitaux). En revanche, si elles sont anesthésiées et déconnectées par des situations stressantes ou par de la prise d’alcool ou de drogue, les actes sexuels seront possibles.
Par exemple, des actes douloureux provoqueront aussitôt une déconnexion et une anesthésie sensorielle et permettront ainsi de laisser le corps réagir aux stimulations. De même, pour certaines, se laver les parties génitales sera impossible sauf à le faire avec de l’eau très chaude, brûlante ou très froide, ou en utilisant des gants de crin pour se déconnecter sensoriellement.
A contrario, en dehors de toute situation sexuelle, un contexte, un lieu, une parole, une odeur peut provoquer un allumage de mémoire traumatique avec une intrusion de sensations génitales très dérangeantes, d’images sexuelles violentes, d’injures, de douleurs, voire d’un état d’excitation discordant (par exemple face à des images violentes) qui sont en fait des réminiscences des violences ; les injures sexuelles et l’excitation étant celles de l’agresseur.
Le manque de sensations explique l’amincissement cortical
Cet évitement et ce blocage de tout contact sexuel et de toute sensation (hyposexualisation) pour se protéger de tout allumage de la mémoire traumatique et de son cortège de mal-être, d’angoisse, de détresse, est une explication possible des résultats de l’article de l’ »American Journal of Psychiatry ».
Ce sont les stimulations et l’utilisation des parties du corps qui permettent par neuroplasticité un développement normal des zones corticales de ces parties par augmentation des connexions neuronales, voire même un épaississement si elles sont beaucoup utilisées. Un manque de contact et de sensations pourrait donc expliquer l’amincissement cortical des représentations somato-sensorielles de ces zones.
De même, le développement inapproprié de conduites dissociantes avec des comportements sexuels compulsifs et stressants (masturbation compulsive, multiplication des partenaires, conduites à risques, sexualité violente) pour s’anesthésier (hypersexualité) ne permettra pas le développement des zones corticales puisque les sensations seront déconnectées du cortex, les zones génitales seront perçues comme étrangères, n’appartenant pas à la personne.
Au-delà des violences sexuelles, les autres violences commises dans l’enfance dont les violences psychologiques peuvent entraîner les mêmes traumatismes et les mêmes modifications du cortex cérébral dans les zones corticales de la représentation de soi et de l’estime de soi, avec des évitements phobiques dans la relation à autrui.
Mais une récupération de ces atteintes est possible
Mais si la neuro-plasticité du cerveau est en cause pour générer des modifications des circuits émotionnels, des circuits de la mémoire et des zones d’intégration corticales lors des violences et de la remise en scène de celles-ci avec la mémoire traumatique, elle peut également permettre une récupération de ces atteintes si les violences sont stoppées et la mémoire traumatique traitée (et transformée en mémoire autobiographique) .
D’où l’importance de ne pas abandonner sans protection, ni soin, les enfants puis les adultes qui ont été victimes de violences sexuelles.
Pour cela, il est nécessaire de mieux connaître la réalité de ces violences et leur fréquence (plus de la moitié des viols sont commis sur des mineurs et ils sont de 12 à 20% à avoir subi des agressions sexuelles) et de mieux connaître les conséquences sur la santé et les mécanismes que nous venons de voir, de former les professionnels, et et d’informer le public.
Pour reprendre la conclusion de l’article :
« De telles études ont le pouvoir d’élucider les fondements biologiques des impacts néfastes des traumatismes de l’enfance, ce qui peut conduire à l’amélioration des stratégies de prévention et d’intervention sur les troubles traumatiques tels que le dysfonctionnement sexuel, en ciblant sur la forte neuro-plasticité du cerveau humain. »
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[1] Risque suicidaire, troubles anxieux, états de stress post-traumatiques, dépressions, troubles alimentaire, du sommeil, de la sexualité, de la mémoire, addictions, conduites à risques, troubles de la personnalité, bouffées délirantes et syndromes d’allure psychotiques, etc. [2] Douleurs et fatigue chroniques, troubles cardio-vasculaires, gastro-entérologiques, gynécologiques, endocriniens, immunologiques, pulmonaires, dermatologiques, neurologiques, etc…En 2017, Flavie Flament découvre la trace visible du viol subi enfant