On m’a récemment mailée pour me demander ce qu’était exactement la culture du viol. Même si j’ai déjà beaucoup écrit sur le sujet, je me suis dit qu’il n’était pas inutile de faire un nouvel article en tentant de formuler au mieux et le plus précisément possible.
Beaucoup de gens qui entendent pour la première fois, l’expression « culture du viol » sont choqués pour 4 raisons :
– Le mot culture est pour eux associé à des choses extrêmement positives ce que n’est évidemment pas le viol ; on pense par exemple au « ministère de la culture ». Bref il y aurait une sorte d’oxymore en rapprochant les mots « viol » et « culture ».
– Le viol est pour eux associé à un acte « barbare », « inhumain », « que seule une bête pourrait commettre », il leur paraît donc choquant de rapprocher cela du mot « culture ».
– Comme le viol est sévèrement puni par la loi en France, ils ont du mal à comprendre qu’on puisse considérer qu’il y aurait une tolérance face au viol.
– Comme tous et toutes considèrent que le viol est une horreur et qu’ils ne connaissent personne qui légitime le viol, ils ne voient pas qui entretiendrait une telle culture.
Quelques chiffres :
Selon l’enquête Contexte de la sexualité en France (CSF) réalisée par l’Inserm et l’Ined en 2006 à l’initiative de l’ANRS, 16 % des femmes et 5 % des hommes déclarent avoir subi des rapports sexuels forcés ou des tentatives de rapports forcés au cours de leur vie.
Selon les enquêtes Cadre de vie et sécurité (Insee-ONDRP) 2010, 2011 et 2012, 83 000 femmes et 13 000 hommes ont été victimes de viol ou de tentatives de viol. Les personnes interrogées sont âgées de 18 à 59 ans et vivent en métropole ; le chiffre est sans aucun doute beaucoup plus important si l’on compte les mineur-es.
11% des femmes portent plainte, le chiffre des plaintes pour les hommes est « non significatif » (extrêmement bas donc).
– A propos de l’expression « culture du viol »
Les historiens Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker parlent, au sujet de la première guerre mondiale, de « culture de guerre ». On constate bien ici qu’on rapproche là encore deux mots qui peuvent sembler antinomiques. Les deux historiens souhaitent simplement représenter « la manière dont les contemporains se sont représentés et ont représenté le conflit« . On peut donc parfaitement et simplement appliquer cette définition à la culture du viol et se dire que l’expression « culture du viol » désigne la façon dont on se représente le viol dans une société donnée à une époque donnée.
– Comme le souligne Denys Cuche, « Rien n’est purement naturel chez l’homme. Même les fonctions humaines qui correspondent à des besoins physiologiques, comme la faim, le sommeil, le désir sexuel, etc.., sont informées par la culture : les sociétés ne donnent pas exactement les mêmes réponses à ces besoins« . Le viol n’est donc pas un comportement « animal » (terme qu’on emploie souvent pour qualifier un comportement « naturel »), « bestial », « barbare », « de personne non civilisée », « de bête ». C’est en cela qu’il n’y a rien d’antinomique à rapprocher les mots « viol » et « culture ». Le viol est un comportement culturel ; cela veut dire qu’il est construit culturellement, qu’il n’est pas dû à une hormone, une pulsion, des testicules à vider ou que sais-je.
La culture du viol se définit avant tout par un grand nombre de mythes autour du viol que nous partageons tous plus ou moins.
C’est un concept difficile à comprendre car nous sommes parallèlement éduqués à voir le viol comme « la pire chose qui puisse arriver » « l’horreur ultime » dont « on ne va jamais se remettre » ; on verra qu’il n’y a rien d’incohérent là dedans et qu’on peut d’un côté entretenir une parfaite tolérance quant au viol et de l’autre vouloir punir – du moins dans la loi – ceux qui en commettraient.
– Le viol et toutes les violences sexuelles subis par les femmes sont vus comme des phénomènes inéluctables qui seraient dus à la nature masculine. C’est ainsi qu’on explique le viol en disant qu’un homme a « eu des pulsions », a « eu un trop plein de testostérone », « n’a pas pu se retenir » etc. On constatera pour autant que si vraiment le viol était une histoire de pulsions impossibles à maîtriser, alors tous les hommes sauteraient sur n’importe quelle femme à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, même dans un lieu bondé. Or cela n’est pas du tout le cas.
C’est une composante forte de la culture du viol de dire « qu’on ne peut rien faire contre » en se fondant sur l’idée que les hommes ont un besoin vital de sexe. On retrouve beaucoup cet argument dans les débat actuels sur la pédocriminalité des prêtres que certain-es imputent à leur célibat. L’argument me semble particulièrement dangereux ; si vous considérez qu’un corps d’enfant et qu’un corps de femme sont interchangeables, il y a un problème clair.
– Si le viol est quasi lié à une mystérieuse nature masculine qu’on ne saurai maîtriser, alors il n’y a qu’une seule façon de l’éviter ; demander aux femmes de prendre des précautions quant à leur tenue, leur comportement, leurs attitudes, leurs heures de sortie, leurs lieux de sortie, la musique qu’elles écoutent. Pour vous faire une idée, vous rentrez chez vous après être allé au cinéma, votre appartement est dévasté, les cambrioleurs ont uriné sur vos vêtements et tué le chat. Là la police vous demande : « vous sortez de chez vous ? De nuit ? Mais êtes vous inconscient? Et en plus quand vous sortez vous n’embauchez pas de garde du corps pour surveiller votre maison ? Qui plus est vous partez sans emmener le chat et l’intégralité de votre garde-robe ? N’aviez-vous pas une secrète envie que le chat meure ? Y teniez-vous vraiment à ce manteau ? Vous cherchez un peu les problèmes, non ? »
Voilà le genre d’absurdités qu’entendent beaucoup de victimes de violences sexuelles ; si ce n’est directement par la police, leur famille, leurs amis ou la justice, cela sera par les media ou les productions culturelles.
La deuxième idée qui participe donc à la culture du viol est que la responsabilité du viol est de la faute des victimes elles-mêmes qui n’ont pas su se protéger. Il est très rare que la responsabilité du violeur soit entièrement mise en cause. Ainsi prenons le cas du viol commis par Roman Polanski. Cet homme a drogué et fait boire une adolescente de moins de 15 ans pour la violer analement et vaginalement. Et voilà que certains évoquent « qu’elle est venue chez lui » ; mais rassurez-moi, est ce que dés qu’on vient chez vous, vous adoptez ce genre de comportement ? Où en êtes vous au stade de croire que « les hommes sont comme ça », que les hommes font ce genre de choses et que c’est aux femmes de le savoir ?
– La troisième idée importante dans la culture du viol c’est de se faire du viol une idée fausse. Pour la majorité des gens, le viol est commis par un inconnu, souvent déséquilibré, avec une vie sexuelle inexistante, sur une jolie jeune femme de 20 ans en mini jupe qui a eu l’imprudence de sortir tard le soir dans un lieu désert (le petit chaperon rouge a vraiment fait des ravages). Comme nous sommes quasi tous et toutes éduqués à croire à ce mythe, pourtant amplement démonté par les statistiques (tant sur le lieu, que sur l’habillement, la victime ou le violeur) nos comportements reflètent ces mythes. Nous disons à nos amies de ne pas rentrer seules ou trop tard. Nous leur disons de ne pas s’habiller comme ci ou comme cela. Nous leur conseillons de faire attention à leur verre et de ne pas trop boire.
Disons-nous à nos amis de ne boire car sous l’effet de l’alcool, ils pourraient violer quelqu’un ? Pourquoi est-il à peu près admis qu’on doit dire à quelqu’un de ne pas boire s’il conduit car il pourrait se tuer et tuer quelqu’un mais absolument impossible de lui dire que s’il boit, il peut violer ?
C’est impossible parce qu’il est bien admis par toutes et tous que le violeur est un inconnu. Sauf qu’avec 100 000 viols par an au bas mot, cela fait beaucoup de violeurs sans ami inconnus de tous, non ? Peut-être y’a-t-il une sorte d’exoplanète où vivent des millions d’inconnus qui en débarquent pour violer et repartent ensuite ?
C’est là que nous pouvons répondre aux deux questions posées en début d’article.
Nous sommes en effet tous et toutes conditionnés à voir le viol comme « quelque chose d’horrible » ; lorsqu’un blogueur américain dit qu’il veut décriminaliser le viol, je n’ai pas vu de gens trouver que c’était une chouette idée. En revanche, lorsque nous commençons à réfléchir un peu plus en profondeur à ce que nous qualifions de viol, et donc d’horrible, on constate que nos déclarations ne sont plus du tout les mêmes.
Nous sommes d’un coup très prompts à ne pas voir de viol là où il y en a pourtant un. Nous trouvons des circonstances atténuantes au violeur (« quand même il fait de bons films », » elle est moche c’est limite un service à lui rendre à ce niveau là ») et des circonstances accablantes pour la victime (« elle a souri sur une photo en 1983, ca en dit long »).
Nous allons donc tous et toutes trouver que des viols commis par des personnalités aussi rares que Michel Fourniret sont absolument atroces et nous aurons beaucoup plus de mal à considérer qu’il s’agit du même acte lorsque c’est un gamin de 20 ans, en fac de droit, bac mention TB, qui a violé une camarade lors d’une soirée très alcoolisée. Et comme, vous l’aurez compris, le viol par connaissances « bien sous tout rapport » est beaucoup plus répandu que le viol « à la Fourniret », on est rapidement amené à ne plus trouver le viol si horrible que cela puisqu’on ne considère même plus qu’il s’agit de viol. J’ai un exemple que je cite souvent car je le trouve très caractéristique. Le film « 40 ans toujours puceau » est une comédie américaine qui a eu un très grand succès. On nous raconte, comme le titre l’indique, la vie d’un homme de 40 ans toujours vierge. ces collègues de travail cherchent donc tous les moyens de le dépuceler et lui proposent donc un soir de trouver une fille extrêmement ivre (alors qu’il est sobre) car elle ne se refusera pas à lui et ne s’apercevra pas qu’il est vierge. S’en suit une scène qui est censée être drôle ; beaucoup de gens auraient énormément de mal à comprendre qu’on parle ici de violer une femme (puisqu’on lui conseille de choisir des femmes vraiment extrêmement ivres). Beaucoup trouveraient qu’on exagère, qu’on casse tout le délire et que « m’enfin c’est quand même pas Fourniret ». Il est évident que le réalisateur, ni le scénariste, ni les comédiens n’ont aucune idée qu’ils ont tourné, écrit, et joué une scène de viol et c’est bien là tout le problème. Le fait qu’énormément des spectateurs aient vu ce film sans voir qu’ils riaient d’une scène où on lui avait conseiller de violer une fille est lui aussi caractéristique que nous baignons dans une culture où l’on encourage le viol… sans l’appeler ainsi.
Dans ce contexte là, il n’est pas non plus illogique que le viol soit très puni dans la loi ; il l’est oui … sauf que comme nous sommes tous et toutes bien convaincus de ce qu’est un viol (ceux commis par Fourniret donc qui n’arrivent quasiment jamais), nous entretenons un climat, une ambiance, une CULTURE, où il est extrêmement difficile pour une victime de porter plainte tant elle est convaincue qu’elle l’a bien cherchée/qu’elle exagère/que ce qu’elle a vécu n’est pas un viol puisque cela n’était pas dans un parking souterrain avec un grand couteau tenu par un homme très laid.
– Chaque viol est traité sous l’angle du cas individuel et isolé ce qui pousse à penser qu’il s’agit d’accidents isolés. En clair un violeur est vu comme un malade mental même s’il faudrait néanmoins nuancer cette assertion car dans le cas où le violeur est rom/africain/arabe/noir/musulman/né en « banlieue » on a au contraire tendance à essentialiser son crime.
C’est ainsi que nous ne parvenons pas à voir le viol comme un acte profondément ancré dans nos cultures ce qui nous empêche au fond de mener toute action et réflexion contre les crimes et délits sexuels.
Il est nécessaire de faire un paragraphe sur la culture du viol face aux hommes victimes. Elle existe tout autant mais ne s’exprime pas du tout de la même manière.
Les chiffres en début d’articles vous montrent que beaucoup d’hommes sont victimes de violences sexuelles. Pourtant, personne ne leur dira plus de « faire attention », de « ne pas rentrer tard » et de « ne pas trop boire ». Je ne dis pas qu’il faut spécialement le leur dire mais si l’on a tendance à éduquer les filles dans la peur, on a tendance à éduquer les garçons en valorisant des comportements intrépides qui seraient garants de leur virilité. On dira à un garçon de ne pas rouler trop vite (« c’est un garçon ils sont comme ça la testostérone leur fait faire des trucs idiots ») mais on ne lui dira pas de faire attention aux autres hommes qui pourraient le violer. On considère que cela n’existe pas pour deux raisons : les hommes sont censés savoir se défendre, si ca arrive, en fait les victimes n’en sont pas puisque les hommes sont censés savoir se défendre.
La majorité des agressions sexuelles et des viols sur des hommes sont commises par des hommes et ramène directement à l’homosexualité. Comme il est entendu pour beaucoup qu’un homme est censé savoir se défendre, s’il a été violé c’est qu’il n’a pas été assez fort (donc pas assez viril), c’est donc qu’il l’a voulu et qu’il est homosexuel. Je ne peux ici développer davantage mais je ne vous apprendrais pas que nous vivons dans une société homophobe (et non le fait d’avoir voté le mariage pour tous n’a pas changé cela) ; l’homme violé ne sera donc plus une victime mais coupable d’être homosexuel.
Le viol par une femme n’est même pas imaginable dans nos sociétés et ce pour plusieurs raisons :
– un homme est forcément plus fort qu’une femme
– si un homme a une érection, c’est qu’il est consentant (j’en profite pour faire un bref aparté. Il se peut, si vous avez été violé-e ou agressé-e que vous ayez eu des réactions physiques – mouiller, bander, éjaculer – peut-être avez-vous eu un orgasme. Il existe des effets tout à fait mécaniques du corps qui ne sont pas liés à l’excitation. Il n’y a donc absolument pas à s’en vouloir pour cela et personne n’a à vous dire le contraire).
– tous les hommes ont envie de toutes les femmes ; il ne peut qu’être heureux de ce qui lui arrive.
Lorsqu’on parle de « culture du viol » il ne s’agit pas de dire que vous soutenez le viol voire même en commettez. Il s’agit de faire comprendre que nous baignons dans une culture où le viol est minimisé, naturalisé, excusé voire même toléré (si cette phrase vous choque je vous renvoie aux affaires de viol célèbres et de ce qui a pu se dire sur les violeurs et leurs victimes). Il y a énormément de viols de femmes, d’hommes et d’enfants en France. Nous sommes tous prêts à dire, sans jamais aller plus loin, que « le viol est horrible et que les violeurs sont des êtres immondes ». Si le viol est considéré comme si horrible, pourquoi la plupart des victimes de viol se sentent-elles aussi souvent coupables ? Le sentiment est tellement partagé par un grand nombre de victimes qu’on ne peut raisonnablement croire qu’il n’est qu’une expression individuelle. Reconnaître que la culture du viol existe est une nécessité pour faire diminuer le nombre de violences sexuelles.