Date: 26 novembre 2017
Par Francine Sporenda
Isolde La Gronde est une survivante de violences intrafamiliales par des assistants familiaux pédophiles et rescapée de la DDASS. Elle est l’auteur de « Matricule 1922RT78, mon combat contre la prescription » aux éditions « Lierre et Coudrier ».
F.: Vous dites que l’inceste est d’abord un « viol de la pensée ». Pouvez-vous expliquer?
I.L. : La justice gomme la dimension psychique de l’effraction lors d’une agression, et donc ses effets, notamment quand elle fait la distinction entre les attouchements et les viols ; alors que la confiance de l’enfant victime en son parent ou son proche est brisée de façon identique.
La société se figure mal la gravité d’un tel « rapt » de la pensée (il me vient le mot « rape », « viol » en anglais), d’une trahison aussi particulière, car elle touche les représentations que l’enfant se fait du monde en permanence et les fige ; elle atteint son intégrité mentale, sa sécurité, son sentiment de sécurité.
L’enfant grandit avec les échanges qui le nourrissent, avec pour bagage un langage qui se construit autour d’échanges pervertis. C’est toute la communication et ses enjeux qui changent à jamais, véhiculant non-dits, mensonges et faux-semblants, que l’enfant perçoit inconsciemment, ce qui l’amène à traduire d’une certaine manière ce qu’il entend de ce qu’on lui dit, ce qu’il voit de ce qu’on lui montre.
Les mots sont détournés de leur sens premier, les gestes et la tendresse sont dévoyés par les intentions malsaines de l’auteur-agresseur qui, ne répondant qu’à son bon plaisir et son désir de contrôle, inocule son poison de honte et de culpabilité dans l’esprit de sa victime. Il y déverse sa haine mortelle, ses « phrases assassines », tandis qu’il singe en affection une infection cruelle.
C’est sur la base de ce mensonge que survient le décrochage de la pensée face à l’agression qui se déroule et au décalage qu’elle produit. La culpabilité naît de la loyauté et de l’obéissance enfantines abimées car trahies, dégradées en une espèce de complicité monstrueuse par l’agresseur.
F.: Vous dites que, dans un contexte de pédophilie intrafamiliale, le mineur vit sous un régime policier et totalitaire. Pouvez-vous expliquer?
I.L. : Il vit dans l’enfermement, la solitude la plus totale ! Que connaît-il du monde extérieur, dont il n’a perçu que des bruits de fureur, des informations administratives le concernant qu’il ne comprend pas, des adultes gigantesques qu’il croise et qui ont tout pouvoir sur lui.
Il vit en vase clos, dans une famille où il n’existe pas d’élans affectifs mais dans laquelle on n’a pas d’intimité, agglutinés comme des étrangers forcés de vivre ensemble, tenus au secret tout en se donnant une apparence de normalité. Rien n’est expliqué mais imposé naturellement sans questionnement, pas d’éducation mais dressage aux volontés des maîtres ou répression, de la violence « gratuite » tombée du ciel, sans crier gare, renvoyant à la violence aveugle d’un système global dans lequel les rôles se définissent suivant la domination que les uns exercent sur les autres, certains échappant à des sanctions tandis que ceux-là étaient blâmés.
(Suzzan Blac)
Mais surtout, un système où deux prédateurs jouaient aux rôles de persécuteur-sauveur pour désorienter pour toujours leurs proies. Il fallait se méfier autant de la sorcière marâtre que du sauveur consolateur mangeur d’enfants. La barbarie siège dans l’absurdité et le chaos des repères éclatés ou inexistants.
F.: Que pensez-vous de cet élément de l’argumentaire pédophile, comme quoi punir la pédophilie entrave le désir et la volonté de l’enfant, et que les enfants sont demandeurs d’attention et de caresses de la part des adultes?
I.L. : L’auteur-agresseur transgresse à la fois les limites corporelles et psychiques de l’enfant victime, il s’introduit dans la psyché de l’enfant et gèle ses chances d’épanouissement et de croissance.
Il a conscience de son omnipotence, de la puissance qu’il tire de l’extrême vulnérabilité de l’enfant, du fait de son immaturité, de sa dépendance psycho-affective et matérielle, livré et soumis à l’autorité de l’adulte (dans une société qui admet le moindre des châtiments corporels comme inoffensif), adulte à qui il voue un amour inconditionnel et dont il est devenu complice par sa prétendue participation.
(Suzzan Blac)
Je ne suis pas étonnée de cet élément de l’argumentaire du pédophile familial, dont la mauvaise foi rejoint le déni et une forme d’hypocrisie généralisée de la société qui quadrille et range les sévices infligés à l’enfance dans des catégories diverses, qui évalue des maltraitances pour en tolérer une partie, et qui, ce faisant, rend admissibles les abus de pouvoir, de faiblesse et de confiance sur une frange de la population qu’il faudrait « mater » et dont il faudrait sans cesse contenir les vices de « pervers polymorphes ». C’est-ce dont du moins se persuadent les adultes qui érotisent, pornifient les demandes et le besoin naturel d’attentions des enfants, le besoin d’obtenir l’intérêt des grandes personnes pour construire son identité. Mais si des pervers sont parvenus à convaincre l’opinion et les braves gens qu’ils avaient engendré des êtres diaboliques, il n’y a qu’un pas à franchir pour en venir à croire que ces enfants « l’ont un peu cherché », ou « ont séduit », presque malgré eux dans leur nature naïve. Ainsi on infantilise les femmes, on féminise les garçons victimes… dans le seul but orchestré de faire taire, rompre au silence les victimes et les futures proies en les humiliant et les discréditant d’office.
F.: Vous notez que les victimes ont intériorisé le psychisme de l’agresseur au point de répéter ses expressions, ses façons de parler, etc. L’agresseur serait tapi dans leur cerveau et se mettrait en quelque sorte à parler à leur place–au point de sembler valider le concept parapsychologique de possession. Pouvez-vous nous parler de ce phénomène?
I.L. : L’agresseur a l’apparence d’un familier évoluant dans un univers insécurisant et menaçant. Il travestit la langue et le langage corporel tour à tour pour soutirer ce qu’il cherche à sa victime, ou pour la menacer–de perdre son affection par exemple. Lorsqu’il vous capte, vous ferre et vous attaque, c’est son regard d’ogre assumé et démasqué qui se plante dans l’âme et l’empale et s’enracine et y injecte son venin, tel le monstre Alien « giclé »et agrippé à la figure, ou l’araignée qui vous digère lentement dans son piège de soie. La terreur s’installe en profondeur avec l’angoisse de mort imminente. Quand le corps tout entier fait non de l’intérieur, plongé dans l’impuissance, le parasite fantôme hante son hôte. La torture agit à retardement, éloignée des épisodes de désolation, et continue d’opérer chaque fois que ces sensations morbides se réveillent et ravivent la culpabilité, chaque fois que je prête attention aux injonctions de l’agresseur ou que je crois en leur pouvoir destructeur.
Les notions de mal et de bien me questionnent beaucoup, comme si je menais une lutte perpétuelle pour trouver un sens à tout ça, pour gérer la colère qui masque un chagrin à faire mourir. L’identification ultime aurait été de devenir pédophile. Parfois, dans l’intimité de mon couple, je me demande si l’agresseur n’est pas capable de m’épier… à travers moi.
F.: Dans certains groupes de soutien aux victimes, on leur recommande le pardon comme étape du processus de reconstruction. Vous dites au contraire que le pardon ne procède que de l’escroquerie et ne vise qu’un seul but, « garder sous silence les victimes, organiser l’impunité des agresseurs intrafamiliaux, endiguer le trouble à l’ordre social ». Pouvez-vous commenter?
I.L. : Oui, il sert à étouffer toute tentative de rébellion. Le pardon serait même une réponse en l’absence de justice, un remède en l’absence de soins et de prise en charge, ainsi que l’absolution du pécheur.
Il n’a rien à voir avec la paix intérieure ou la sérénité qui peuvent se rencontrer indépendamment du repentir avéré ou non de l’agresseur. Il est affaire personnelle et non exigible. En aucun cas, il ne doit répondre aux manquements du système judiciaire.
F.: Que pensez-vousdes gens qui disent que les femmes victimes de violences se complaisent dans leur statut de victimes? Peut-on parler de « bénéfices victimaires »?
I.L. : Je pense qu’ils sont au minimum ignorants des mécanismes d’emprise et du délaissement dans lequel sont plongées les victimes. Elles témoignent du martyre supporté par les plus seuls et de l’indifférence générale : alors qu’elles subissent un lynchage, on affirme qu’elles tirent un bénéfice à se complaindre, pour que la vérité et la lâcheté des agresseurs restent sous cloche. Les fameux bénéfices taisent la malédiction des chercheurs de sens et de vérité, abandonnés à eux-mêmes sans reconnaissance… Si je suis forte, ce ne sera jamais du fait d’une prétendue « résilience »… Ma nature combative n’est que le symptôme d’une malédiction… Alors croyez-vous sincèrement que j’en tirerais un quelconque bénéfice ?!S’entendre dire qu’on se complairait dans son rôle de victime est destructeur.