« Un flagrant délit de disqualification de la parole des enfants »

Tribune

Par Tribune collective

Publié le 04/11/2021 à 15:36

Des pédopsychiatres, psychiatres et avocats réagissent à une tribune publiée lundi 4 novembre sur le site de « Marianne » par Paul Bensussan et Delphine Provence , dans laquelle ces derniers, psychiatre et avocat, revenaient sur le syndrome d’aliénation parentale et écrivaient que « prendre au sérieux la parole de l’enfant ne devait pas être synonyme de la prendre à la lettre ».

On est impressionnés par la quantité d’informations omises dans cette tribune, omissions volontaires car il est impossible que les auteurs, en particulier le docteur Bensussan, ignorent les éléments suivants. Rappelons tout d’abord que le fondateur du terme de syndrome d’aliénation parentale (SAP), Richard Gardner, déclare sans ambiguïté dans ses ouvrages être pour la pédophilie et pour l’inceste, demandant que ces deux « pratiques » ne soient plus condamnées.

Par ailleurs, le docteur Bensussan écrit que l’inscription du SAP au DSM 5 [cinquième édition du « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, et des troubles psychiatriques » (en anglais « Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders ») a été refusée sous l’action de groupes féministes. Les femmes ont bon dos, car dans la réalité, l’équipe scientifique du DSM a motivé son refus en s’étayant sur un long courrier signé par les 19 professionnels de l’enfance et chercheurs les plus réputés dans le domaine des séparations parentales conflictuelles aux États-Unis. Ils démontraient l’absence de solidité et de valeur scientifique de ce concept. Et à l’OMS, pas de lobby féministe non plus derrière le refus d’inscription du SAP à la CIM 11 (Classification internationale des maladies). C’est un courrier collectif émanant de 352 experts de 36 pays qui l’a justifié.

L’Europe a validé le SAP, d’après le docteur Bensussan ? Le Parlement européen vient de demander l’interdiction d’utiliser ce terme dans sa résolution du 6 octobre 2021 sur les conséquences des violences conjugales et des droits de garde sur les femmes et les enfants : « Les services et acteurs étatiques, y compris par ceux qui décident de la garde des enfants, doivent considérer les accusations d’aliénation parentale portées par des pères abusifs à l’encontre des mères comme la continuation du pouvoir et du contrôle de ces derniers ». Ajoutons qu’un article du docteur Bensussan sur le SAP a été refusé dans la « bible » française en matière de connaissances, l’Encyclopédie médico-chirurgicale, car ne recueillant pas de consensus scientifique.« Il existe une sorte de lobby pro-SAP dont les membres doivent avoir des raisons variées d’adhérer à ce concept. »

Le docteur Bensussan ne cite pas non plus les travaux qui montrent comment le SAP peut être utilisé comme une arme de destruction par des pères violents lors de certains divorces. Ceci a été démontré par la célèbre étude de Silberg commandée par le ministère de la Justice américain qui voulait comprendre comment un nombre important d’enfants avait été placé par un juge en garde chez des pères violents et agresseurs sexuels : tous ces pères avaient plaidé l’aliénation parentale de la part de la mère. Cette recherche a eu un retentissement considérable car elle montrait comment le SAP pouvait être utilisé dans un projet de pédocriminalité. On pourrait citer bien d’autres recherches encore.

Il existe une sorte de lobby pro-SAP dont les membres doivent avoir des raisons variées d’adhérer à ce concept. Sinon, comment expliquer qu’en France, dans un manuel scolaire de première, dans le chapitre consacré aux problématiques sociales et alors que les thèmes habituels sont l’inégalité, la marginalisation, la perte d’emploi, la précarité et l’illettrisme, le modèle d’exclusion présenté sur sept pages est le SAP. Une question a été posée au gouvernement par un député sur l’utilisation de ce thème dans l’Éducation nationale.« L’effet du storytelling d’Outreau ne s’est pas fait attendre : chute de 25 % des condamnations pour violences sur mineurs dès 2005 suite à cet exemple historique de la disqualification de la parole de l’enfant…»

Concernant l’évocation de l’affaire Outreau, Paul Bensussan est là encore en flagrant délit de disqualification de la parole des enfants et d’illégitimité expertale, puisqu’il tire des conclusions de bribes de discours hors contexte sur plus de 10 000 pages de dossiers alors qu’il n’a vu aucun des enfants concernés et qu’il n’a aucune compétence concernant le recueil de leur parole, n’étant ni pédopsychiatre, ni pédopsychologue. La disqualification de leur parole dans le temps du procès a été, comme toujours, le fait des adultes : madame Badaoui, les avocats des accusés, certains journalistes.

Conséquence : le revirement total de cette affaire, suite à l’ignorance de la majorité du monde des adultes à correctement décrypter les processus pervers à l’œuvre sur un plan institutionnel et médiatique lorsqu’il s’agit d’agressions sexuelles d’enfant. L’effet du storytelling d’Outreau ne s’est pas fait attendre : chute de 25 % des condamnations pour violences sur mineurs dès 2005 suite à cet exemple historique de la disqualification de la parole de l’enfant… Nous, professionnels de l’enfance, pouvons affirmer que nous ne sommes plus parvenus alors à protéger de nombreux enfants agressés sexuellement.

Tout aussi étonnant, le docteur Bensussan a participé à la commission d’audition de la Haute autorité de santé (HAS) qui a suivi ce procès en 2007, laquelle recommande « d’exiger que l’expert désigné pour évaluer un mineur (auteur ou victime) possède une compétence en pédopsychiatrie ou en psychiatrie de l’adolescent attestée par sa formation et par une pratique régulière de la spécialité ». Alors que répétons-le, il n’est pas pédopsychiatre, donc « faites ce que je dis mais ne faites pas ce que je fais ». Et alors qu’au diplôme universitaire « Expertise légale en pédopsychiatrie et en psychologie clinique de l’enfant » créé en 2019 à Paris-5, il est exigé des professionnels qui souhaitent s’y inscrire au moins trois années de pratique clinique auprès d’enfants après la fin de leurs études.« Grâce à la pensée collective du type « les enfants mentent », même quand la parole de l’enfant recueillie est totalement fiable, beaucoup de professionnels refusent de la croire. »

Revenons à la parole de l’enfant. La parole d’un enfant s’interprète, mais si elle est bien recueillie par des professionnels spécialisés et formés comme indiqué ci-dessus, on peut évaluer si elle est fiable. Si un enfant parvient à parler spontanément d’agressions sexuelles après une séparation, c’est parce qu’il se sent protégé du parent agresseur, et non par emprise du parent protecteur. Nous pouvons donc déceler ou suspecter, lors d’une expertise, s’il est le sujet d’une emprise, d’une instrumentalisation par un parent, que ce soit le père ou la mère. Et parmi les omissions du docteur Bensussan, il y a celle qui concerne le protocole validé internationalement d’audition des mineurs supposés victimes, le NICHD, dont l’utilisation est en train de se généraliser auprès des policiers spécialisés qui reçoivent les enfants, comme c’est le cas à Genève où un policier formé est disponible 24 heures sur 24.

De plus, plusieurs études dont nous avons lu la méthodologie montrent que lorsque l’enfant fait une déclaration spontanée d’agression sexuelle, la fiabilité de ses propos est de 100 % à 99 % selon les recherches. Mais ce qui est le plus important, c’est qu’actuellement, grâce au travail du lobbying « pro-SAP » et de la pensée collective du type « les enfants mentent », même quand la parole de l’enfant recueillie est totalement fiable concernant l’existence d’agressions sexuelles ou de violence de la part d’un parent et qu’une expertise faite par un professionnel formé l’atteste, beaucoup d’autres professionnels, dont des magistrats, refusent de le croire. Ceci est dramatique, car rien ne sera fait pour le protéger.

Il ne s’agit donc pas seulement de recueillir, ni d’interpréter correctement les paroles de l’enfant, d’évaluer le conflit de loyauté qu’il traverse, de déceler l’existence d’une emprise éventuelle, mais de pouvoir entendre la surdité du monde des adultes envers lui, redoublant les violences subies, afin d’y remédier. Seuls une solide formation et un changement radical de paradigme concernant la parole de l’enfant le permettront, c’est le mérite de la première déclaration de la CIIVISE [Commission Indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants] de proposer des solutions concrètes pour amorcer ce chemin.

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Par ordre alphabétique :

Jean-Marc BENKEMOUN, psychiatre, pédopsychiatre, médecin légiste expert près la Cour d’appel de Versailles, médecin honoraire des hôpitaux.

Maurice BERGER, pédopsychiatre, ex-professeur associé de psychopathologie de l’enfant, coresponsable du DU « expertise légale en pédopsychiatrie et psychologie clinique de l’enfant » (Paris 5).

Rodolphe COSTANTINO, avocat au barreau de Paris, spécialiste des violences faites aux enfants.

Eugénie IZARD, pédopsychiatre, présidente du Réseau de professionnels pour la protection de l’enfance et de l’adolescence (REPPEA).

Pierre LÉVY-SOUSSAN, pédopsychiatre, psychanalyste, Médecin directeur consultation Médico-Psychologique, co-fondateur du Pôle expertises familles & enfants.

Gérard LOPEZ, psychiatre, Vice-président du Conseil Nntional professionnel de médecine légale.

Hélène ROMANO, docteure en psychopathologie-HDR, docteure en droit privé et sciences criminelles.

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