Quotidien Le Télégramme, Delphine

La condamnation de son beau-père ayant été actée en 2023 ,Elodie témoigne désormais sous son identité . Elle a abandonné le pseudonyme de Delphine

Inceste. La loi du silence

 Publié le 14 décembre 2018 à 19h15 DIMITRI L’HOURS

Depuis un peu plus d’un an, l’association Le Monde à Travers un Regard, association de lutte et de prévention contre l’inceste et la pédocriminalité, organise des rencontres mensuelles, à Châteaulin. Une opportunité, pour les victimes d’actes incestueux, d’enfin briser la chaîne du silence enveloppant bien souvent ces crimes. Deux membres du groupe de parole châteaulinois ont accepté de livrer leur témoignage.

Ses yeux joyeux et le ton parfois ironique qu’elle emploie contrastent avec la gravité des faits qu’elle décrit. À 30 ans, Delphine* semble surtout savourer le fait d’être toujours de ce monde. « Scarification, drogues, alcool… Je suis passée par toutes ces phases depuis l’adolescence. En 2014, j’ai fait une sévère dépression, décrit-elle. Je me sentais sale, coupable ». Le monde à l’envers lorsque l’on connaît les raisons de son mal-être.

« J’espérais que quelqu’un arrive »

« Je ne sais pas exactement à quel moment mon beau-père a commencé à abuser de moi. Vers 11 ou 12 ans, je crois, jusqu’à mes 14 ans. Ce sont des choses dont on ne veut pas se rappeler », expose Delphine. Elle qui n’a jamais connu son père biologique (« un homme alcoolique et violent ») redoute sans cesse de se trouver seule dans la même pièce que son beau-père. « Quand ça se passait, j’espérais que quelqu’un arrive. Parce que, parfois, il y avait du monde dans la maison. Toutes les occasions étaient bonnes pour me toucher. J’avais 12 ou 13 ans, il m’a demandé de le masturber, je ne savais même pas ce que c’était », se souvient-elle, en clignant plus rapidement des yeux. « Le pire, c’est qu’il m’a donné de l’argent certaines fois ».

Je cachais parfaitement bien ce qui m’arrivait. C’est facile de cacher, c’est une question de survie.

Elle n’en dort plus de la nuit, arrive au collège avec le contour des yeux complètement noir. « Un professeur se demandait si je ne prenais pas des coups mais personne ne s’est jamais interrogé sinon. Je cachais parfaitement bien ce qu’il m’arrivait. C’est facile de cacher, c’est une question de survie ». À l’époque, elle confie ce dont elle est victime à seulement deux personnes : sa meilleure amie et l’adolescent qui deviendra son mari des années après. « J’avais peur de parler, que l’on ne me fasse me sentir encore plus coupable. Qu’on me dise, « si t’en as pas parlé, c’est que tu aimes ça ». Et c’était aussi pour préserver la famille ».

« Je buvais une bouteille de whisky tous les deux jours »

Les années passent. Les actes incestueux ont cessé, le mal-être et le silence demeurent malgré la bienveillance de son mari, qui arrête de travailler pour rester à ses côtés. Jusqu’à ce que l’un des quatre enfants de Delphine, un garçon, ne manifeste des signes de refus à l’idée d’aller chez ses grands-parents. « Quand j’ai vu ça, ça a été un déclic. Il n’a plus voulu y retourner du jour au lendemain, sans vouloir dire pourquoi et alors que ça ne lui posait pas de problème d’aller ailleurs ».

La jeune femme intègre alors le groupe de parole Le Monde à travers un regard, à Châteaulin, avec l’optique de déposer plainte. Elle écrit une lettre au procureur, qui l’aiguille vers une gendarme formée aux violences sexuelles. « À ce moment-là, j’étais dans un état…. Je buvais une bouteille de whisky tous les deux jours, je ne dormais pas, je ne mangeais pas. J’y suis allée avec mon mari. Avant de me retrouver devant la gendarme, je n’avais qu’une envie, c’était de m’enfuir ».

« Ce passé est en moi »

Le dépôt de plainte fait pourtant office de libération car « chaque victime a besoin d’être reconnue comme victime ». 

Il a aussi eu cette phrase terrible : « Toutes celles qui se font violer disent toujours qu’elles ne sont pas coupables ».

Quelques jours avant, elle avait fait face à son beau-père et à sa mère, pour leur dire sa vérité. « Mon beau-père m’avait, dans un premier temps, assuré qu’il allait en parler à ma mère. Puis il a changé de comportement, il a essayé de me faire culpabiliser en me disant que si ma mère se suicidait, ce serait de ma faute ». Il a aussi eu ces mots terribles : « De toute manière, toutes celles qui se font violer disent toujours qu’elles ne sont pas coupables. Ta soeur n’en a pas fait toute une histoire ».

Le chantage, doublé d’un aveu, se révèle inopérant. Aujourd’hui, le contact est rompu avec une grande partie de sa famille mais la vie est plus facile pour elle, près de ses enfants et de son mari, « un partenaire bienveillant, qui fait passer nos sentiments avant ses envies. Heureusement, parce que c’est dur d’avoir une sexualité normale après tout ça ».

Delphine le sait, elle reste « vulnérable. J’ai grandi comme ça. Ce passé est en moi et le futur sera toujours incertain ». Reste tout de même la sensation « d’avoir remis le monde à l’endroit ».*Le prénom a été modifié

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« Ceux qui n’ont jamais vécu ça ne veulent pas l’entendre »

« Ne monte jamais en voiture avec un inconnu ». Régulièrement prononcée par des parents à l’attention de leurs enfants, ce conseil ne saurait masquer la réalité. « Dans 94 % des cas de viol sur enfant, l’agresseur est un proche », rappelle Michèle Rannou, de l’association Le Monde à travers un regard à Châteaulin. « Dans 52 % des cas, c’est quelqu’un de la famille et dans 25 % des cas, c’est un mineur qui agresse un ou une autre mineure », complète-t-elle.

Depuis un peu plus d’un an désormais, l’association dont elle s’occupe au niveau local accueille des victimes d’actes incestueux, pédocriminels et/ou de viols, dans des groupes de parole, organisés un samedi par mois. « C’est un espace d’échange, de soutien qui permet d’atténuer la souffrance de victimes. Ici, elles se sentent crues ». Les proches ou les aidants des victimes sont, eux aussi, les bienvenus. « Une quinzaine de personnes différentes ont pris contact avec nous, quasi-exclusivement des femmes. Un seul homme a pris contact avec l’association ».

La prescription en question

Pour Michèle Rannou, « des choses extraordinaires sortent » dans ces groupes de parole. Souvent, comme cela a pu être le cas pour Delphine et Jessie, l’échange avec d’autres victimes permet une forme de soulagement voire de libération. « Ceux qui n’ont jamais vécu ça ne veulent pas l’entendre. Pourtant, nous avons beaucoup à apprendre des victimes. II faut les écouter, les entendre ».

Parfois, comme dans le cas de Delphine, l’association apporte soutien et conseil aux lorsqu’elles décident de porter plaine. Néanmoins, il arrive qu’elles s’expriment trop longtemps après les faits, se heurtant ainsi à la barrière de la prescription. Celle-ci est de trente ans (depuis la loi du 3 août 2018) à compter de la majorité de la victime. Celle-ci a donc jusqu’à ses 48 ans pour engager une procédure pénale.

Un délai souvent jugé très court par les victimes. Une injustice totale, selon Delphine. « Il est incompréhensible que les auteurs de ces actes puissent vivre des jours heureux et ne pas se soucier qu’un jour, qu’importe le temps que ça mettra, la victime puisse parler à cause de la prescription. Les victimes devraient avoir toute la vie pour porter plainte. Et surtout on ne devrait pas être dans l’obligation de démontrer un non-consentement dans certains cas plus que d’autres ».
© Le Télégramme 14 -12- 2018 https://www.letelegramme.fr/finistere/chateaulin/inceste-la-loi-du-silence-14-12-2018-12162350.php

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