Une France empreinte de la culture du viol

Par Catherine Mallaval et Virginie Ballet — 

ÉDITO A quelques jours de la rituelle journée des droits des femmes – toujours le 8 mars -, voilà un sondage qui envoie dans l’atmosphère un écœurant parfum de clichés et d’idées erronées qu’on espérait enfin évaporé. Alors que le viol est reconnu par la loi comme un crime depuis plus de trente ans, qu’il mobilise contre lui sans relâche associations, plans gouvernementaux, campagnes, quatre Français sur dix estiment toujours que la responsabilité du violeur est atténuée si la victime a une attitude provocante (une jupe courte ?). Voilà encore que pour plus de la moitié de la population (61 % de Français, 65 % de Françaises) un homme a plus de mal «à maîtriser son désir sexuel qu’une femme». Et que perdure le mythe du violeur inconnu dans une rue sombre quand la plupart des viols sont commis par des proches.

Sérieux ? L’enquête réalisée par Ipsos (1) pour l’association Mémoire traumatique et victimologie constitue, en tout cas, la première photographie – navrante – des «représentations sur le viol et les violences sexuelles».

Certains zooms laissent pantois. Si presque tous les Français (96 %) qualifient à juste titre de viol «le fait de forcer une personne qui le refuse à avoir un rapport sexuel», il s’en trouve encore 24 % pour considérer qu’une fellation relève de l’agression sexuelle, non du viol. De même, 26 % jugent que lorsqu’une victime ne résiste pas aux menaces de son assaillant, ce n’est pas un viol, mais une agression sexuelle.

Au fond, cette enquête révèle le poids persistant de ce qu’on appelle la «culture du viol». L’expression, née dans la bouche des féministes américaines dans les années 70, désigne un environnement qui tend à banaliser, excuser, minimiser le viol et les violences sexuelles par des mots ou des sous-entendus, dans la vie de tous les jours, les médias, la culture, voire la politique. A l’image du député espagnol José Manuel Castelao Bragaña (qui a démissionné depuis), estimant, en 2012, que «les lois sont comme les femmes, elles sont faites pour être violées». Autant de mécanismes sournois qui nient la gravité de ce crime. Ces rouages, les voilà.

La culpabilisation de la victime

Ils viennent de se rencontrer, s’apprécient, ont une vie sexuelle épanouie. Il lui offre des dessous. Ils promettent de se retrouver le soir même pour un instant coquin. Mais quand elle arrive chez lui, elle a mal au crâne et n’en a plus envie. Lui n’en a cure et lui impose un rapport, feignant de croire que ses «non» répétés sont un jeu. Dans un épisode diffusé la semaine dernière, Plus Belle la Vie s’attaquait ainsi au viol conjugal. S’il s’agissait d’éveiller les consciences, c’est raté : dans la foulée de la diffusion, le compte Twitter officiel du feuilleton publiait un sondage pour recueillir le ressenti des téléspectateurs. Avec, en guise de réponses, ce genre de propositions : «J’ai été horrifié(e) / Coralie l’a cherché / Ce n’est pas un viol.» Ce gros dérapage, pour lequel les producteurs ont présenté leurs excuses après un torrent d’indignation sur les réseaux sociaux, illustre ce vieux préjugé selon lequel il arrive que la victime peut avoir sa part de responsabilité. Ainsi, pour 27 % des personnes interrogées par Ipsos, la responsabilité du violeur est moindre si la victime s’est montrée séductrice, si elle a flirté ou s’est rendue seule chez un inconnu. Et pour 17 % d’entre eux, imposer à sa conjointe un rapport n’est pas un viol.

La négation du consentement

Elle dit «non», mais au fond d’elle, elle pense «oui» : cette idée-là aussi persiste, chez deux sondés sur dix. Jusqu’à être parfois «glamourisée» : en 2013, l’Americano-Canadien Robin Thicke s’est vu accuser de promouvoir le viol. En cause ? Le titre ambigu de la chanson Blurred Lines («lignes floues»), et certaines paroles comme «Je sais que tu veux cela, tu es une gentille fille». De quoi faire bondir la blogueuse Feminist in LA : «Traitez-moi de cynique, mais l’expression n’inclut pas vraiment la notion de consentement mutuel en matière de sexualité», s’est-elle insurgée. Cette «ligne floue» s’inscrit dans la lignée de ce que le magazine Cosmopolitan a baptisé en 2007 «le viol gris», défini comme «du sexe quelque part entre le consentement et le déni, dans lequel aucune des deux parties ne serait certaine de ce que voudrait l’autre»,suscitant l’ire de nombreux féministes. Pire encore, selon l’enquête d’Ipsos, plus de 30 % des 18-24 ans estiment que «les femmes peuvent prendre du plaisir à être forcées lors d’une relation sexuelle».

Des mots qui édulcorent

Un viol est un crime. Point. Et «mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde», comme le souligne le Tumblr «Les Mots tuent», qui aligne la façon dont les médias, souvent, baissent d’un ton lorsqu’il s’agit de violences faites aux femmes. Et voilà un agresseur sexuel qualifié de «tripoteur qui a poussé le bouchon un peu trop loin», un«homme qui dérape» avec une lycéenne, un policier qui évoque un «bon feeling» avec sa victime violée. Edulcorer pour banaliser, excuser : certains n’essaient même pas. Comme ce journaliste du magazine Joystick qui, en 2012, commentait la suite du jeu Tomb Raider dans lequel la célèbre héroïne virtuelle Lara Croft est victime d’une agression sexuelle : «Faire subir de tels supplices à l’une des figures les plus emblématiques du jeu vidéo, c’est tout simplement génial. Et si j’osais, je dirais même que c’est assez excitant.»Edifiant.

Nier l’importance des viols

Selon Ipsos, 41 % des Français sous-estiment encore le nombre de viols. Alors que 84 000 viols ou tentatives de viol sont toujours perpétrés chaque année en moyenne en France. On arriverait sans doute «à plus de 200 000» en incluant les mineurs, premières victimes des violences sexuelles, selon l’association Mémoire traumatique, qui s’apprête à lancer une campagne contre le déni.

(1) Enquête réalisée via Internet du 25 novembre au 2 décembre, auprès d’un échantillon de 1 001 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, selon la méthode des quotas.

Catherine Mallaval Virginie Ballet 

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