Elles brisent la mécanique du silence

Par Christel Brigaudeau Le 21 janvier 2021 à 19h47

Anne-Marie, 72 ans, a été abusée par un oncle à l’adolescence. Sa fille, Sophie, 42 ans, a été violée par son grand-père dès l’âge de 3 ans. Leur famille compte quatre autres victimes. Elles décrivent ensemble, pour la première fois, l’engrenage qui a empêché pendant des années la parole de se libérer.

Dans la grande boîte vieux rose pleine de photos, on pioche des banquets de Noël, des bougies qu’on souffle, des enfants à coupe au bol attablés dans la cuisine. Et puis il y a ce cliché : la famille au grand complet, en rang d’oignons sur une impeccable pelouse. A l’arrière-plan, fière et neuve, se dresse la maison avec son bardage en bois, si moderne en ce début des années 1980, dans le village de Saint-Loup (Manche).

« On était une famille bien sous tout rapport », grince Anne-Marie, l’aînée des cinq sœurs nées du mariage à 18 ans de Thérèse, la mère effacée, occupée entre terrines et tricot, et Auguste, le patriarche de neuf ans son aîné, « la référence » de la tribu. Un homme « brillant en société, versatile en privé », ancien enfant pauvre devenu professeur, directeur d’un lycée technique, et même officier des palmes académiques. Une figure reconnue dans ce pays du Mont-Saint-Michel, qui hésite entre Bretagne et Normandie. Un père craint et charismatique. Un homme pieux invité à faire lecture de la Bible, le dimanche à l’église.

Il a chuté à 85 ans, quand les gendarmes lui ont passé les menottes, mettant fin à une mécanique incestueuse qui a fait au moins six victimes dans la famille : Caroline (le prénom a été changé), la sœur cadette d’Anne-Marie, qu’il est accusé d’avoir violée quand elle avait 13 ans et jusqu’à sa majorité. Anne-Marie, victime à la même époque de son oncle paternel. Elle avait 14 ans. Puis, une génération plus tard, sa fille Sophie, violée. Trois autres petits-enfants ont subi attouchements et exhibition sexuelle de la part du grand-père. Il est mort en détention provisoire, quelques mois après son arrestation en 2005. L’enquête n’était pas terminée.

Pour la première fois, Anne-Marie et Sophie, mère et fille, ont décidé de parler ensemble et à visage découvert. C’est leur contribution à la libération d’une parole nécessaire, qui déferle depuis que Camille Kouchner a elle-même dévoilé, dans « La Familia grande », un livre paru le 7 janvier au Seuil, les abus sexuels qu’elle accuse son beau-père Olivier Duhamel d’avoir commis contre son frère jumeau. Dans ce témoignage, Anne-Marie a reconnu « tellement » de sa propre histoire. Un « système » nourri de silences et de domination, qui détraque les rapports familiaux, et consume les individus.

L’«envie d’être morte, pour arrêter de souffrir»

« J’ai l’impression d’être un Playmobil monté à l’envers. J’ai toujours peur, souvent je pleure dans ma chambre, et j’ai à nouveau 6 ans. Je rêverais d’une vie normale, avec monospace, chien et pavillon. Mais j’ai 42 ans et je n’y arrive pas. J’ai l’impression que je serai toujours la petite fille qui attend que maman vienne la délivrer. Des fois, j’ai envie d’être morte, pour arrêter de souffrir », confie Sophie.

Pour « enfiler le costume d’une personne normale », chaque matin, il lui faut souvent s’appuyer sur la béquille des antidépresseurs. Son métier d’institutrice doit régulièrement être mis entre parenthèses. Dès qu’elle envisage l’avenir, les larmes montent.

« J’ai toujours peur, souvent je pleure dans ma chambre, et j’ai à nouveau 6 ans », confie Sophie./LP/Arnaud Dumontier
« J’ai toujours peur, souvent je pleure dans ma chambre, et j’ai à nouveau 6 ans », confie Sophie./LP/Arnaud Dumontier  

Le réconfort, elle le puise dans le sport, pratiqué à haute dose, et auprès de ce tigre en peluche qu’elle vient d’acheter, copie conforme de son ancien doudou d’enfance. Et dans la présence ronde et chaleureuse d’Anne-Marie, bien sûr. Mère et fille partagent le même regard direct, la même ride d’inquiétude au milieu du front, encadré de mèches blondes.

«On se retrouvait au petit-déjeuner comme si de rien n’était»

Même après la mort d’Auguste, le mensonge a bataillé avec la vérité, dans la famille. « Il n’a pas fait que des choses mauvaises… et puis on ne pouvait pas s’empêcher de l’aimer », défendait encore son épouse, « mamie Thérèse », jusqu’à son décès il y a trois ans. Cette femme solitaire a fermé les yeux pendant des décennies, et reprocha à ses enfants de « remuer la merde ». Complice ?Newsletter L’essentiel du matinUn tour de l’actualité pour commencer la journéeS’inscrire à la newsletter

« Elle est peut-être aussi la première victime de notre père. Et les notions de consentement, de protéger l’agresseur… ça n’existe pas quand on vit l’inceste. On est dedans, c’est tout. C’est interne, un ordre de fonctionnement qui va bien au-delà de l’acte sexuel », insiste Anne-Marie en jetant un œil sur ses notes. De sa carrière d’enseignante et de syndicaliste, la retraitée de 72 ans a gardé cette habitude de noter les « points importants » à aborder.

Une photo de famille avec les grands-parents. « On était une famille bien sous tout rapport », grince Anne-Marie. /DR
Une photo de famille avec les grands-parents. « On était une famille bien sous tout rapport », grince Anne-Marie. /DR  

La pensée fugitive que quelque chose ne tournait pas rond a bien traversé Anne-Marie quand elle était jeune fille. Sans plus. « Certaines nuits, notre père venait dans la chambre de Caroline et Estelle (les prénoms ont été modifiés). Il disait à Estelle d’aller dormir avec sa mère, et il se mettait au lit avec Caroline. Le matin, on se retrouvait tous au petit-déjeuner comme si de rien n’était. »

«Je n’aurais jamais eu l’idée d’en parler à mes parents !»

A cette époque, l’aînée conçoit une jalousie tenace à l’égard de sa petite sœur, 13 ans, la « préférée » du père. Celle qui a le droit de regarder la télévision le soir, plus tard que les autres. Celle à qui l’on offre des habits neufs, dans un magasin chic de Caen, quand les autres filles doivent se satisfaire de jupes cousues main. « Elle était sa petite femme. Quand ils promenaient le landau de notre petite sœur dans la rue, les gens pouvaient croire qu’elle était la mère », soutient Anne-Marie. Thérèse, elle, se cloître à la maison, en proie à une profonde dépression.

A 14 ans, Anne-Marie pense combler le vide affectif laissé par ses si distants parents, quand, raconte-t-elle, son oncle René (le prénom a été modifié) se met à la cajoler en l’appelant « Mimi ». Les jours de fête, il lui demande de l’accompagner à la cave chercher une bouteille de cidre. Là, il la « tripote », pense-t-elle. Elle réalisera en thérapie, cinquante ans plus tard, qu’il s’agissait de viols.

« C’est arrivé une dizaine de fois, je ne voyais pas sur le moment ce que ça avait de mal, je découvrais quelque chose qui donnait du plaisir. Je n’aurais jamais eu l’idée d’en parler à mes parents ! Ensuite, on remontait avec tout le monde. » Comme si de rien n’était, encore.

«Mon corps n’existait pas»

Cet épisode, Anne-Marie le raconte aujourd’hui comme une anecdote, tant sa douleur est ailleurs, dans la culpabilité de n’avoir pas pu, pas su protéger sa propre fille. Un poids qu’elle transforme en énergie : voilà dix ans que la lutte contre l’inceste et le soutien aux victimes sont devenus son combat associatif (au sein de l’association Le Monde à travers un regard ). Pas une semaine sans qu’elle ne distribue, pour un lycée ou un service social, des brochures d’information et de prévention.

Mais dans ces années 1980, cette compréhension des violences sexuelles et de leurs dégâts sur la santé lui échappe. Tout le monde s’interroge sur le cas de Sophie, cette écolière de CE1 tellement dans sa bulle qu’elle en tombe de sa chaise et se roule en boule sous la table, en classe. La petite est terrifiée par la mort, accrochée à sa mère en permanence, au point de dormir sur un matelas au pied de son lit : ainsi, elle peut lui tenir la main dans son sommeil. « Lâche donc un peu Sophie ! », répètent oncles et tantes. « Il faut qu’elle se secoue. » Anne-Marie met ces comportements sur le compte de décès survenus dans leur entourage, et sur ses problèmes de couple. Depuis longtemps, son mariage bat de l’aile, et Sophie côtoie peu son père.

Une photo d’enfance de Sophie./DR
Une photo d’enfance de Sophie./DR  

Il y a aussi cette prise de poids soudaine, vers l’âge 7 ans, qui, à la vingtaine, amènera Sophie à dépasser les 100 kg. Elle subira plusieurs opérations pour reconstruire un corps changé en « bûche ». « Quand je m’imaginais, je n’étais qu’une tête. Mon corps n’existait pas. Ado, je suis devenue la marrante de service, c’est le rôle le plus facile quand on est gros », explique Sophie. Elle enchaîne les relations avec des hommes rencontrés sur Internet, abuse de l’alcool, multiplie les rapports non protégés.

Des souvenirs ressurgis quand la parole se libère

Pendant presque 20 ans, la jeune femme a consulté psychiatres et médecins, elle a cumulé des traitements sans que la question de l’inceste ne soit jamais abordée. Elle-même, en état de choc post-traumatique, avait effacé son enfance. C’est à 27 ans que la mémoire lui est revenue, aussi violemment que l’eau jaillit, quand sa tante Caroline, la première, a rompu la digue du silence. Ce jour de septembre 2005, elle révèle à ses sœurs les viols qu’elle a subis à l’adolescence. Un à un, les dominos tombent. Anne-Marie. Une nièce. Deux. Trois.

Anne-Marie convoque ses deux enfants, l’aîné Romain (le prénom a été modifié) et la cadette Sophie, pour leur dévoiler la vérité sur leur grand-père. « Je n’ai pas eu le temps de finir ma phrase que Sophie a hurlé : alors je ne suis pas folle, je ne suis pas malade ! »

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Dans le cerveau de Sophie, les souvenirs traumatiques déferlent. « J’ai revu la texture de sa peau, son corps sec, la moquette verte que je détestais dans la chambre, les cachettes. Chez mes grands-parents, je me cachais tout le temps. » Il la trouvait toujours. Et mamie ? « Elle était beaucoup chez le coiffeur… »

«Nous n’avons pas à porter cette honte»

Par flashs, Sophie reconstitue ces heures passées après l’école dans la maison de Saint-Loup. C’est un tableau sordide qu’il faut regarder en face. Ce fauteuil marron dans le salon. La petite s’y juche pour scruter, par la fenêtre, l’obscurité qui tombe sur la rue du Lait-Bouilli. La vitre est fraîche sur sa joue, et ce contact froid rassure l’enfant. Elle guette les phares de la voiture de sa mère, qu’elle attend désespérément. Deux heures plus tôt, papi Auguste est ressorti avec elle de la salle de bains, après avoir pris soin de la recoiffer. Entre le lavabo et le bidet, il l’a violée.

« Suce, c’est comme une glace », a-t-il expliqué la première fois. D’après ce qu’Auguste a avoué aux gendarmes, les premiers abus ont commencé quand elle avait 3 ans. Les agressions étaient violentes. Ses parties intimes saignaient. « Très jeune, j’ai appris à gérer, aux toilettes. Il me serrait le cou aussi, il y a des gestes par lesquels j’ai cru mourir. Mais il n’y avait pas de traces. Pour lui, je pense que j’étais un objet. Une chose ». Aucun amour là-dedans. Jamais.

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Plusieurs fois par an, Auguste prenait sa voiture et partait « à deux heures de route, en Mayenne ou ailleurs », pour se confesser dans de lointaines églises. Mais c’est avec Sophie qu’il se rendait dans sa paroisse, régulièrement. « Il se tenait derrière moi et me mettait devant la statue de la Vierge. » Et lui intimait : « Maintenant, tu vas demander pardon pour ce que je t’ai fait. »

« Nous n’avons pas à porter cette honte », dit fermement aujourd’hui Anne-Marie. Ensemble, mère et fille ont fait leur part pour renverser la culpabilité : elles ont posé le fardeau.

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