Obliger les médecins à signaler les suspicions de violences

Propos recueillis par Claire Chartier, publié le 

En l’état actuel, les médecins – généralistes et spécialistes – soupçonnant des violences sexuelles sur leurs patients mineurs ont le choix de signaler ou non ces cas aux autorités judiciaires. Pourquoi faut-il selon vous rendre ce signalement obligatoire? 

Cette formule présenterait un grand avantage pour les médecins confrontés à une situation dans laquelle ils doivent agir: leur démarche ne pourrait plus être contestée puisqu’elle serait exigée par la loi! Prenons quelques exemples. Lorsqu’un praticien fait le choix d’avertir le procureur, il peut se voir reprocher par la suite d’avoir posé telle ou telle question, de n’avoir vu qu’une seule fois l’enfant, de n’avoir entendu que la mère et pas le père lorsque celui-ci a été désigné comme l’agresseur par l’enfant, etc. Cela peut aller jusqu’aux poursuites si les parents portent plainte et que l’enquête n’établit pas les preuves de l’agression.

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La notion de « suspicion » n’est, en réalité, pas bien comprise: le médecin n’a pas à signaler des faits avérés, mais ses suspicions sur l’existence de violences sexuelles. Ce n’est pas un policier, il n’a pas pour mission de mener une enquête; son rôle est d’alerter les autorités dès qu’il estime qu’un enfant est en danger. L’obligation de signalement permettrait ainsi de mieux protéger et les enfants et les médecins.

La pédopsychiatre Catherine Bonnet est l'auteur de "L'Enfance muselée" (éditions Thomas Mols).

La pédopsychiatre Catherine Bonnet est l’auteur de « L’Enfance muselée » (éditions Thomas Mols).

S. REMAEL POUR L’EXPRESS

Mais, actuellement, un thérapeute qui ne mentionne pas ses doutes à la justice prend également le risque d’être poursuivi…

Certes, seulement les poursuites sont rares dans ce cas, car la justice doit faire la preuve que l’enfant présentait des signes d’abus au moment de son examen par le médecin, et que celui-ci les avait décelés. Ces preuves sont difficiles à établir.

Peut-on dire que le médecin qui se tourne vers la justice s’expose à davantage d’ennuis que celui qui s’abstient?

Absolument! Ce qui, logiquement, ne favorise pas les signalements, et explique en partie les réticences du corps médical à toute modification législative qui rendrait ces signalements obligatoires. C’est pourquoi l’obligation doit être assortie d’une contrepartie: la responsabilité des personnels médicaux serait entièrement protégée d’un point de vue civil, pénal et disciplinaire. Et l’auteur du signalement, assuré de la confidentialité de l’action qu’il mène en son nom.

Quels éléments peuvent amener un thérapeute à informer le parquet?

Les symptômes observés, ainsi que le « dévoilement » de l’enfant, c’est-à-dire les violences dont il fait état, la façon dont il en parle et sa façon de réagir. Il faut bien savoir que les signes visibles d’abus sont rarissimes. Seulement 4% des enfants présentent des lésions génito-anales lorsqu’ils n’ont pas été examinés dans les soixante-douze heures après les faits. Au-delà de ce délai, les tissus se réparent.

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En revanche, il existe de nombreux signes non spécifiques qui peuvent être liés à des agressions sexuelles: l’enfant se plaint d’infections urinaires fréquentes ou de douleurs dans la sphère génito-anale, il a du mal à dormir, mange mal, présente des troubles du comportement – phobies, crises de panique – voire un état dépressif… Lorsque le médecin se trouve en présence de ce faisceau de signes, il doit poser des questions ouvertes.

De quelle façon s’y prend-il?

Il ne s’agit pas du tout de recueillir la parole de l’enfant, comme dans les enquêtes judiciaires, mais d’être à l’écoute. La violence subie étant de l’ordre de l’intime, beaucoup de victimes ont du mal à dire: « Il m’a fait ci ou ça. » En plus, elles se sentent coupables, car l’agresseur les a persuadées que ce qu’il leur arrivait était de leur faute. L’enfant violenté commence par lancer des perches, emploie des phrases comme « y en a qui m’embêtent » et regarde le médecin pour voir comment il réagit. Puis il en dit un peu plus, essaie de savoir si le thérapeute veut vraiment l’aider, le teste. Certains dévoilent les faits d’un seul coup, d’autres par petits morceaux, comme les pièces d’un puzzle.

Comment s’assurer que l’enfant n’invente pas?

D’après une étude du ministère de la Justice, à peine 1% des allégations sont intentionnellement fausses. Les procédures pour agressions sexuelles sur enfants sont parfaitement fondées, à de très rares exceptions près. Les enfants ont bien plus peur de révéler les abus que l’inverse, parce qu’ils craignent les représailles: les violences qu’ils subissent ont lieu en secret, dans un contexte de menace psychologique, de manipulation mentale et souvent de coups.

Quand le médecin doit-il décider de signaler?

Dès qu’il a de fortes suspicions que l’enfant est en danger. Il ne faut pas hésiter à appeler le procureur de garde. Je l’ai moi-même souvent fait.

Vous menez ce combat depuis des années. Pourquoi avez-vous tant de mal à vous faire entendre?

J’en suis à ma septième tentative, c’est vrai! J’ai essayé de faire passer des amendements, poussé des propositions de loi, la dernière avec le procureur Eric de Montgolfier, présentée en mai 2014. 55 sénateurs y étaient favorables, mais l’obligation a été refusée par la commission des Lois sans que nous ayons été auditionnés! Pourquoi rien ne bouge? Je ne comprends pas vraiment.

Aux Etats-Unis, cette obligation existe dans tous les Etats depuis près de cinquante ans, et en Europe, de nombreux pays l’ont adoptée, de l’Espagne à la Norvège en passant par la Croatie. Les médecins français craignent les litiges, sans doute. Il y a aussi quelque chose de culturel. En France, dès que l’on impose quelque chose, cela agace. Et puis, pour ma génération et celle d’avant, le terme de « signalement » évoque la dénonciation, comme dans les années de la Seconde Guerre mondiale. Alors que « signaler » veut dire « avertir d’un danger imminent », pas dénoncer!

Un accroissement des signalements, cela implique aussi davantage d’enquêtes; donc des moyens supplémentaires…

Mais la situation actuelle a un coût, elle aussi! Imaginez: le délai moyen d’un dévoilement spontané lorsqu’il n’y a pas eu de dépistage est de seize ans. Seize ans de souffrance, de consultations médicales, de thérapies qui parfois ne servent à rien si le dévoilement n’a pas eu lieu, tout cela grève les comptes de la Sécurité sociale!

D’après mon expérience clinique, lorsqu’on détecte tôt les violences après les faits et qu’on les signale, on peut mettre en place une psychothérapie permettant aux enfants de surmonter leur traumatisme. Voilà pourquoi je me battrai le temps qu’il faudra. Tant d’enfants m’ont dit: « Catherine, tu peux m’aider pour que ça s’arrête? »

Catherine Bonnet, auteur de L’Enfance muselée (éditions Thomas Mols).

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