CATHERINE BONNET LA PÉDOPSYCHIATRE QUI REFUSE DE SE TAIRE

Parole

Mercredi, 22 Mars, 2000

Après avoir signalé des cas d’agressions sexuelles présumées, ce médecin spécialiste de l’enfance maltraitée a vu sa carrière professionnelle brisée. Parcours d’une femme qui ne baisse pas les bras.

Catherine Bonnet est une grande femme au regard gris bleu, aujourd’hui âgée de cinquante-cinq ans. Pendant près de quinze ans, elle a eu la cote. Invitée partout pour des conférences sur ses recherches, cette professionnelle de l’enfance maltraitée a même participé à des missions humanitaires en Croatie et au Rwanda afin de former des professionnels à l’accompagnement des femmes et des enfants victimes de violences. En 1995, elle a d’ailleurs rédigé un rapport pour l’ONU dénonçant  » le viol comme arme de guerre « . Puis soudain, en décembre 1998, la vie de Catherine Bonnet a basculé. Certains ont dit qu’elle avait dérapé, voire disjoncté, l’accusant même de faire partie d’une secte. Elle a été accusée de  » faux en écriture  » par des familles s’estimant au-dessus de tout soupçon. Le conseil de l’ordre des médecins l’a d’abord condamnée. Puis réhabilitée. Mais le mal était fait. En un an, Catherine Bonnet a tout perdu. Mais cette femme aime trop la vie pour baisser les bras.  » Je suis sur la paille, mais qu’importe  » dit-elle, bien décidée à poursuivre ses recherches sur l’enfance maltraitée. D’où son dernier livre, l’Enfance cassée* où elle interroge haut et fort :  » La vérité sur l’inceste et la pédophilie est-elle insoutenable au point qu’il soit préférable de la nier ?  »

Je vis depuis un an une catastrophe humaine. Pédopsychiatre, je suis spécialisée depuis quinze ans dans l’enfance maltraitée. Hier, j’étais reconnue pour mon expérience professionnelle. Aujourd’hui, même si l’ordre des médecins m’a réhabilitée, j’ai perdu 90 % de mon entourage. Ne restent autour de moi que des gens très courageux. J’ai dû fermer mon cabinet médical et je recherche un emploi. En attendant, j’exerce mon métier en faisant des remplacements.

Ma vie a basculé l’an dernier. Le conseil régional de l’ordre des médecins d’Île-de-France, a été saisi suite aux plaintes de trois pères et d’une mère contre moi. En effet, j’avais fait des signalements et des certificats médicaux pour alerter la justice de suspicion d’agressions sexuelles sur leurs jeunes enfants. Les parents en question m’ont accusé de  » certificats de complaisance « . Pendant six heures d’affilée j’ai expliqué au conseil de l’ordre, cas par cas, comment j’avais fait mes diagnostics. Pendant six heures, j’ai expliqué ma façon de travailler : j’observe d’abord la manière dont les enfants jouent, dessinent, entrent en relation, expliquent leur vie… Puis, une fois la confiance établie, j’écoute leur souffrance. Le problème de la psychiatrie c’est qu’on ne peut constater que des lésions psychiques.

Dans la commission disciplinaire de l’ordre, il n’y avait pas un seul pédopsychiatre. Mais bon, tous mes diagnostics ayant été confirmés chaque fois par d’autres professionnels, j’étais donc plutôt confiante… Quand le verdict du conseil régional de l’ordre est tombé, quel choc ! Reprenant les accusations des parents, il me condamnait à neuf ans d’interdiction d’exercer. Un véritable assassinat professionnel.

J’ai bien sûr fait appel. Et finalement, l’ordre national des médecins m’a réhabilitée, jugeant mes signalements légitimes. Il m’a cependant infligé… quinze jours d’interdiction d’exercer et deux blâmes. Mais les choses ne se sont pas arrêtées là. Alors que tout semblait s’arranger… vlan ! voilà que depuis noël, deux autres plaintes ont été déposées contre moi auprès de l’ordre. Là encore pour des signalements. C’est de l’acharnement.

C’est sûr, je suis dans l’oil du cyclone. Malheureusement, je ne suis pas la seule à vivre cette situation. Je connais une quinzaine de médecins qui subissent le même sort que moi. À chaque fois, c’est la même histoire, le même scénario : il s’agit de très jeunes enfants dont les parents sont séparés. L’agresseur présumé est souvent issu d’un milieu social privilégié. En portant plainte devant l’ordre des médecins, il revendique des sanctions contre les professionnels qui ont osé alerter la justice sur une présomption d’abus sexuel.

C’est triste à constater, mais aujourd’hui, il devient à la mode de dire qu’il faut se méfier de la parole des enfants. Surtout s’ils parlent au détour d’un divorce. Les médecins, eux, sont qualifiés de  » menteurs « . Et quand l’un des parents réagit face au changement de comportement de son enfant, on le traite maintenant d’affabulateur, d’hystérique, de manipulateur, alors qu’ il ne fait que réagir normalement à une situation anormale !

Comme la plupart des professionnels de la petite enfance, j’ai vu les choses changer après l’affaire belge de l’été 1996. À l’époque, nous n’étions, sur Paris, pas plus d’une dizaine de psychiatres et psychologues spécialisés sur l’enfance maltraitée. Quand le scandale a éclaté, nous avons tous été débordés par les consultations. Nombre de parents nous confiaient leur enfant, pensant qu’il était peut-être victime de sévices sexuels. Il y a, en effet, une meilleure compréhension de l’inceste. Et, grâce à la prévention, les enfants sont écoutés plus tôt par les institutrices, les pédiatres, les médecins scolaires… Ce sont eux d’ailleurs, qui alertent généralement les parents de comportements anormaux. Et nous, les psys, nous n’intervenons qu’en deuxième ligne.

Parmi tous les parents qui sont venus me voir, certains étaient anxieux sans raison. Pour moins de 10 %, je constatais une souffrance chez leur enfant, sans pouvoir me prononcer. Mais la plupart des autres bambins, garçons et filles, présentaient malheureusement des signes évidents de maltraitances sexuelles. Lorsqu’un enfant de moins de sept ans a un comportement hyper érotisé et qu’il décrit avec moult détails des attitudes sexuelles avec des mots très crus d’adulte, c’est évidemment tout à fait anormal ! Mes collègues et moi, nous avons tous fait le même constat. Et je peux vous dire qu’annoncer à une mère ou un père, que son enfant de quatre, cinq, ou six ans a été victime d’agressions sexuelles et qu’il veut mourir… c’est terrible !

C’est au fil de mon parcours que je me suis spécialisée dans le douloureux sujet de la maltraitance des enfants. Grâce notamment à la recherche, je suis devenue l’une des pionnières en la matière. Ce qui explique la virulence des procès d’intention me concernant. Pour mieux semer le doute à tous les niveaux. J’ai fait partie de ceux qui ont remis en cause les sacro-saints liens du sang, affirmant que le lien biologique ne préservait malheureusement pas de la maltraitance. Et puis, j’ai osé dire que des enfants de moins de six ans pouvaient aussi être victimes d’agressions sexuelles. Et cela dans tous les milieux sociaux. En fait, tous mes ennuis d’aujourd’hui viennent de là. Me discréditer, c’est une manière détournée de faire taire les enfants.

Lorsque toutes ces affaires me sont tombées dessus, j’ai repensé à ce qui c’était passé il y a cent ans avec Ambroise Tardieu. Ce professeur de médecine légale avait déjà alerté la société sur les sévices, notamment sexuels, subis par de petits enfants. Il avait tout décrit. Tout. À la suite de ses travaux scientifiques est née, en 1889, la première loi sur l’enfance maltraitée. Ensuite, il y a eu tout un courant rétrograde qui a contrecarré les travaux de Tardieu, discréditant la parole des enfants en les traitant de menteurs. Aujourd’hui, après bien des années de progrès en faveur de l’enfance, on assiste à une nouvelle dénégation de la maltraitance faite aux enfants. On nie leurs souffrances psychiques. Et c’est ce qui m’a décidé à écrire mon dernier livre.

Actuellement, il y a une prise de conscience de ces dangers par les professionnels de la petite enfance. Mais pas assez par les magistrats qui devraient s’interroger sur l’acharnement de certains agresseurs présumés à attaquer ceux qui signalent les faits. Les actions menées contre les professionnels qui protègent l’enfance maltraitée sont redoutables. Beaucoup de médecins se refusent désormais à faire des signalements, de peur de représailles. Or, il existe, depuis quatre ans, une résolution de l’ONU qui conseille aux États de protéger les professionnels qui alertent les autorités judiciaires dans les cas de maltraitances. Il faut absolument que les parlementaires prennent des décisions pour qu’il y ait, en France, un texte juridique allant dans ce sens.

C’est vrai, il m’arrive d’avoir le moral à zéro. Dans ces cas-là, je prends l’air et du repos. J’ai la chance d’avoir toujours beaucoup d’amis. Pour me ressourcer, j’ai aussi le piano, les préludes de Chopin et la peinture. L’humour est également une arme formidable. Enfin, j’ai repris la recherche et j’adore ça. Oui, bien sûr, je suis sur la paille. Qu’importe ! Il me suffit de voir le regard des enfants qu’on réussit à protéger, pour me donner la force de me battre pour tous ceux qu’on refuse encore d’entendre. Jamais on ne me fera taire ! Jamais !

Propos recueillis par

France Berlioz  (l’Humanité)

(*) L’Enfant cassé, l’inceste et la pédophilie. Édition Albin Michel.

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