UN LIVRE
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Comment expliquer que certaines mères se taisent alors que leur enfant subit un inceste ? Ont-elles les moyens de le protéger ou sont-elles aussi soumises au silence ? Cette énigme déroutante nous bouscule dans nos certitudes et mérite d’être explorée dans toute sa complexité et sans jugements hâtifs.
Dans cet ouvrage, cinq femmes et un homme décident de lever le silence et racontent l’inceste qu’ils ont subi durant leur enfance et la place que leur mère a joué. À travers leurs récits, auxquels vient s’ajouter celui d’une mère qui a décidé de témoigner, Hélène Romano et Karine Dusfour tentent de comprendre l’attitude de ces mères et pourquoi elles peuvent aller jusqu’à sacrifier leur enfant.
Sans jamais accuser ni diaboliser, les autrices proposent des éléments d’analyse, donnent des clés pour se reconstruire et encouragent la société à lutter collectivement contre l’impunité des auteurs d’agression.
UN PODCAST
UN ARTICLE
Par Valérie Josselin
Inceste : pourquoi les mères gardent le silence ?
En cas d’inceste, rares sont celles qui protègent leur enfant. Mais pourquoi acceptent-elles l’inacceptable? Pour la première fois, un livre s’attaque à ce sujet tabou.
Moins d’une mère sur dix prendrait la défense de son enfant en cas d’inceste. Ce chiffre stupéfiant est rapporté par Hélène Romano, docteure en psychopathologie clinique, en droit privé et en sciences criminelles, qui a consacré de nombreux essais au psychotraumatisme de l’enfant et à la question déran-geante des violences maternelles. « Les récits des victimes d’inceste évoquent souvent le rôle de la mère comme complice silencieuse plus ou moins consciente, rapporte la spécialiste, qui vient de publier, avec la documentariste Karine Dusfour, Inceste, quand les mères se taisent… (Larousse). Avec cette question lancinante : “Pourquoi ne m’a-t-elle pas protégé ?” Cette enquête cherche à mieux comprendre le silence des mères ou leur inertie à agir. » Cinq femmes et un homme, victimes d’inceste dans leur enfance, ont accepté de se confier à Karine Dusfour lors d’un atelier organisé par la psychothérapeute Soraya de Moura Freire au sein de l’association Arevi*. A ces témoignages poignants s’ajoute celui d’une mère qui n’a pu protéger sa fille des viols commis par son père. « Tous avaient déjà participé à des groupes de parole ou entrepris une psychothérapie, précise la réalisatrice. Il était important qu’ils puissent avoir du recul sur leur histoire, quand bien même la colère, la tristesse et l’incompréhension restent présentes en chacun d’eux. »
Le syndrome du culbuto
Lorsque l’on envisage le silence des mères, on se représente souvent celle qui savait et n’a rien dit, comme la mère de Virginie, qui referme la porte et s’en va après avoir surpris son « fils adoré », âgé alors de 17 ans, se masturber contre les fesses de sa fille, 12 ans, à quatre pattes (« Attention à ce que vous faites, vous deux ! »). Mais la réalité est plus complexe. Il y a aussi la mère qui ne voit rien pendant des années, alors que les signes s’accumulent (« Il y avait des revues pédopornographiques à la maison parce que ton père était journaliste et avait besoin de s’informer ») ; celle qui banalise les faits ou les minimise (« Vous jouiez au docteur ! ») ; la mère qui culpabilise l’enfant (« Tu l’as bien cherché », « Tu brises la famille ») ; celle qui croit, mais fait comme si de rien n’était (« Pourquoi remuer tout cela, oublie ! », « On ne passe pas par la justice, ça va être pire ») ; celle, enfin, qui se dédouane (« A notre époque, on n’en parlait pas, donc je ne savais même pas que ça existait ») ou se victimise (« C’est dur d’être parent ! »)… « Il n’y a pas un, mais des silences autour de l’inceste, qui composent une polyphonie mortifère qui accompagne la victime toute sa vie, fait remarquer Hélène Romano. Dans l’enfance, l’injonction vise à ne pas bouleverser le cadre familial et, à l’âge adulte, il lui est toujours demandé de se taire avec de petits suppléments du type : “Je suis âgée aujourd’hui, je voudrais vieillir tranquille”, “Il est mort maintenant, à quoi bon remuer la boue du passé”… La réaction qui fait le plus de dégâts sur la victime ? La posture fréquente du “syndrome du culbuto”, à savoir la mère qui laisse un instant penser à son enfant qu’elle va intervenir, avant de se renfermer sur elle, qui le croit, puis ne le croit plus, etc. Cette attitude est bien plus déstructurante psychiquement que celle de la mère qui traite son enfant de menteur. »
Ces femmes ont le réflexe de se protéger d’abord elles-mêmes.
Des familles sans pudeur ni intimité
Comment comprendre qu’un parent puisse faire la sourde oreille en pareille situation ? « Chacune de ces mères s’inscrit dans une histoire familiale très particulière, nous apprend la spécialiste. Il ne s’agit pas de les excuser, mais de comprendre qu’elles ont été, pour certaines, elles-mêmes victimes d’inceste ou de maltraitance, pour d’autres, violentées ou sous l’emprise de leur conjoint. La plupart ont grandi dans une ambiance incestuelle, ne respectant ni la notion de pudeur ou d’intimité ni la différence de génération. Par rapport à leur propre dynamique psychique, c’est bien souvent l’enfant qu’elles ont été que ces mères abandonnent ou rejettent, celui-ci étant utilisé comme support expiatoire de leur détresse. » La mère de Léa admet avoir « donné sa fille » à son propre père, avec lequel elle a toujours entretenu une relation fusionnelle. « Elle m’a clairement livré à mon violeur », dénonce également Matthieu, victime de son père. « Chez nous, on n’avait pas le droit de fermer à clé la porte de la salle de bains ou des toilettes, se souvient Camille. On pouvait entrer n’importe quand et cela nous était affrmé comme étant un droit de nos parents pour notre sécurité. Du coup, ma mère, qui était très intrusive, rentrait partout… Mon père aussi, pour venir me tripoter. Mais ma mère n’a jamais déboulé dans la chambre alors que mon père était avec moi… Elle était parfois très en colère contre lui pour tout à fait autre chose. Elle décalait les colères. Ou alors elle devenait agressive envers moi et me critiquait. » Les témoignages l’attestent : les mères sont souvent ressenties comme indifférentes, négligentes, quand elles ne sont pas jalouses et agressives. « Elles ont pour dénominateur commun l’incapacité à penser leur enfant comme sujet, tout autant qu’à se penser comme maman protectrice et structurante », analyse Hélène Romano.
Quand parler est trop dangereux
Aucune de ces mères ne réalise la gravité de son silence et les conséquences de son inertie. En mode survie, elles ont le réflexe de se protéger d’abord elles-mêmes. « Reconnaître son silence, y compris des années après, c’est prendre le risque non seulement d’un effondrement psychique, mais aussi économique – quitter le conjoint incestueux et le confort matériel de leur vie –, rappelle la psychologue. Beaucoup de ces femmes ont peur de perdre leur statut social. » Comme la mère de Matthieu, terrorisée par son mari, mais affchant un sourire de façade : « Ma mère se raccrochait à ses rêves de vie bourgeoise, déplore le fils. Elle ne m’a jamais demandé pardon ou cherché à protéger ses petites-filles. Elle a juste reconnu qu’elle était une maman froide et distante. Le seul scandale à ses yeux, c’est de ne pas venir dîner chez elle quand elle le décide. » La Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) insiste également sur les cas de ces mères qui, comme Bérangère, croient leur enfant, s’engagent à le protéger, mais se heurtent à un système judiciaire qui les assigne au silence quand aucune preuve, au niveau des examens médicaux légaux, n’est constatable. « Depuis les dérives du procès d’Outreau, on ne croit plus l’enfant d’emblée, explique Hélène Romano. Face aux suspicions de mensonge, lors de l’audition, il faut qu’il maintienne ses propos. A 3 ans, c’est diffcile de tenir tête à un adulte ! Les décisions institutionnelles peuvent alors être très violentes à l’égard des mères protectrices : poursuites judiciaires, perte du droit de garde… Certaines finissent par abandonner le combat. »
Des professionnels pas suffisamment formés
Encourager ces mères à parler est pourtant indispensable pour les aider à se réapproprier leur histoire et combler la place qu’elles ont laissée vide, afin de permettre à leur enfant de ne plus rester seul face à ce « génocide identitaire » qu’est l’inceste, selon l’expression d’Hélène Romano. « Quelques-unes peuvent éprouver le besoin de parler, assure la psychothérapeute. C’était le cas de l’une de mes patientes, âgée de 60 ans, car sa fille ne voulait plus la voir. Cette femme était venue me consulter après une longue errance thérapeutique. “Il faut que votre fille vous pardonne”, lui avait recommandé un confrère. Elle pouvait attendre longtemps ! Il y a un énorme effort de formation à faire du côté des professionnels, qui ont une immense responsabilité dans l’accompagnement de ces mères. » « Les mères doivent se sentir autorisées à parler sans passer pour des monstres, insiste Karine Dusfour. » Pour briser le tabou du silence, le regard collectif que nous posons sur elles est donc déterminant…